Ursula Meier: «Les réalisatrices sont clairement moins aidées que les hommes»
Grande interview
La réalisatrice franco-suisse s’apprête à partir pour le Festival de Cannes, où elle dirige cette année le jury de la Caméra d’or, qui récompense les premières œuvres. L’occasion d’évoquer avec elle un film de jeunesse inachevé, la sous-représentation des femmes cinéastes, et sa collaboration avec Kacey Mottet Klein

Tout comme on abuse souvent de l’image de l’écrivain torturé, on se plaît à évoquer la figure du cinéaste hanté par son art. Ursula Meier, l’une des fines lames de Bande à Part, la société qu’elle a cofondée à Lausanne avec les mousquetaires Lionel Baier, Jean-Stéphane Bron et Frédéric Mermoud, estime au contraire que réaliser un film n’est, techniquement du moins, pas si compliqué que ça. Car comme le disait Maurice Pialat, «il suffit d’appuyer sur un bouton et la caméra enregistre». Mais le réalisateur de Sous le soleil de Satan précisait: «En même temps, c’est terriblement difficile, car il suffit de regarder le peu de bons films qui restent…» A chaque nouveau projet, il faut ainsi tenter de faire «dérailler les choses», le piège étant de s’installer dans une routine, estime Ursula Meier. Son credo: creuser le plus profond, pour chaque film, afin de trouver sa forme la plus concise, aller là où ça fait peur, dans les zones d’ombre. Prendre des risques à chaque instant, et être avant tout portée par le désir, son véritable et unique moteur. Avec à chaque fois ce même sentiment qu’on ne sait rien et que tout est à réinventer.
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Après deux longs métrages de cinéma acclamés (Home en 2008, L’enfant d’en haut en 2012), la réalisatrice franco-suisse vient de retrouver pour la troisième fois le jeune Kacey Mottet Klein pour le téléfilm Journal de ma tête, un des quatre segments de la collection Ondes de choc produite par la RTS – quatre faits divers romands revisités par les quatre fantastiques de Bande à Part. La suite? Ursula Meier avoue avoir trois projets à différents stades d’avancement, dont une histoire se situant aux Etats-Unis, mais ignore pour l’heure lequel elle tournera en premier. Ce dont elle est sûre, par contre, c’est qu’entre le 8 et le 19 mai elle va vivre un intense 71e Festival de Cannes. Mais pas en tant que cinéaste.
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Le Temps: Vous vous apprêtez à présider le jury de la Caméra d’or, qui chaque année récompense le meilleur premier film du Festival de Cannes, toutes sections confondues. Doit-on évaluer différemment les premiers films par rapport à ceux des cinéastes confirmés?
Ursula Meier: Non, pas du tout. D’ailleurs je ne me mets jamais dans une position où je devrais «juger» ou «évaluer» un film, l’analyser, le décortiquer; je les regarde comme lorsque je vais au cinéma comme spectatrice, si ce n’est que dans les festivals, j’aime ne rien savoir au préalable. Je ne lis presque pas le catalogue en amont, j’aime me laisser surprendre, m’asseoir dans la salle sans connaître l’histoire, sans savoir qui est le réalisateur ou la réalisatrice, dans quel pays le film a été tourné… A Cannes, tout ce que je saurai, c’est qu’il s’agit de premiers longs métrages. Du coup, j’ai une vraie attente, une excitation; car un premier film, c’est le lieu de tous les possibles, des prises de risques, des audaces. J’ai envie d’être surprise, bousculée, interpellée.
Lorsqu’on est dans un jury traditionnel, si on reconnaît un nom de cinéaste, on est forcément dans la comparaison par rapport à ce qu’il a fait auparavant. Là, je vais vivre les films, me laisser traverser par ce qu’il se passera sur l’écran avec tous mes sens. J’ai lu une interview de Chantal Akerman qui disait que ce qui lui manquait le plus par rapport à ses débuts était l’innocence de ses premiers films. C’est tellement vrai. Je n’ai réalisé que quatre longs métrages de fiction et deux longs métrages documentaires, mais à chaque fois j’essaie de garder tout au fond de moi cette innocence-là, cet étonnement-là face à la puissance de l’acte cinématographique, et surtout un désir intact. Le jour où je n’aurai plus de désir, j’arrêterai de faire des films.
On parle toujours du téléfilm Des épaules solides (2002) comme de votre premier film, alors que vous aviez déjà auparavant réalisé plusieurs courts métrages, ainsi qu’un long métrage documentaire…
Et de mon côté, je considère comme mon premier film un long métrage que je n’ai pas fini, tourné sur deux étés quand j’avais 15-16 ans. J’avais été caissière à la Migros pendant les vacances, et avec l’argent gagné je m’étais acheté une caméra vidéo. J’avais alors demandé l’autorisation de tourner le tout premier plan à la caisse de la Migros, précisément celle où j’avais travaillé. Je voulais filmer la fin dans un commissariat, mais n’ai jamais obtenu l’autorisation… J’ai eu envie de filmer très jeune car j’avais besoin de me confronter à mon désir de faire du cinéma. Car on peut très bien être cinéphile et ne pas avoir ce désir-là. Le fait de passer à l’acte, d’écrire, de mettre en scène, de cadrer, de diriger des acteurs, m’a confortée dans mon envie de devenir cinéaste. Ma première réalisation, c’est donc un film qui n’est pas terminé, qui n’a pas été monté et qui est invisible! Ce qui au fond n’est pas très grave.
Etiez-vous une adolescente cinéphile, ou est-ce plutôt l’envie de raconter des histoires qui vous a amenée vers le cinéma?
Je ne sais pas si c’est l’envie de raconter des histoires, même si enfant j’avais une imagination assez débordante. Avec mes parents, on regardait en tout cas beaucoup de films, des classiques. Il y avait une certaine cinéphilie, mais à ce moment-là, l’idée de faire des films ne m’a pas percutée. C’est plus tard, en découvrant L’argent de Robert Bresson, que j’ai réellement eu ce désir d’écrire avec des images et des sons. J’ai ensuite rapidement eu besoin de modèles auxquels m’accrocher, et des réalisatrices comme Chantal Akerman et Jane Campion ont beaucoup compté.
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Mais il y a quelques années seulement, je me suis souvenue que le premier film que j’ai vu au cinéma, c’est Voyage au bout de l’enfer, de Michael Cimino. J’avais 8 ans et la mère d’un ami, qui nous accompagnait, s’était trompée de salle… Elle a tenté de nous faire sortir puis de nous cacher les yeux lors des scènes de roulette russe – le pistolet de Christopher Walken braqué sur sa tempe – mais en vain… Ce film m’a atteinte de façon si puissante et profonde qu’il est resté des années durant dans une partie de mon inconscient. Il m’a marquée dans ma chair au fer rouge, et a laissé en moi comme une cicatrice, au point que pendant très longtemps, lorsqu’on me demandait quel était le premier film que j’avais vu au cinéma, je ne m’en souvenais pas.
Chaque année, lorsque le Festival de Cannes dévoile sa sélection, la même polémique autour de la sous-représentation des femmes revient sur le tapis. Cette année, sur les vingt et un films en compétition, seulement trois sont signés par des réalisatrices. Cela vous choque?
Bien sûr que cela me choque, mais ce ne sont pas les festivals qui en sont directement responsables, car ils sont en bout de chaîne. Le problème se trouve bien plus en amont. Lors de mes études de cinéma en Belgique, nous étions deux filles sur une petite quinzaine d’étudiants. Aujourd’hui, je le constate pour avoir enseigné aussi bien à l’ECAL qu’à la Fémis, il y a une parité, voire même plus de filles que de garçons en section Réalisation. Et ensuite, il y a les chiffres sur lesquels il faut se baser, car ils sont objectifs, et permettent d’éviter d’entrer dans des considérations d’ordre subjectif et affectif. Lorsqu’on regarde les premiers longs métrages, on ne trouve que peu de réalisatrices; puis il y en a encore moins pour les deuxièmes; et pour les troisièmes, quatrièmes films, elles se font très rares. Le problème se trouve dans toutes les strates de l’industrie – commissions, institutions culturelles, production, où il y a encore trop peu de femmes.
C’est une histoire de pouvoir, et ce n’est pas lié qu’au cinéma. Pourquoi le cinéma y échapperait-il d’ailleurs? L’affaire Weinstein a amené un souffle extrêmement fort, mais maintenant il est temps d’agir en profondeur afin de transformer les paroles en décisions politiques, afin que toute cette énergie et ce souffle ne retombent pas. Les vieux réflexes reviennent très vite… Je pense que ce n’est pas la parole des femmes qui s’est libérée – car les inégalités, qu’elles soient salariales ou autres, ont été dénoncées à maintes reprises et depuis très longtemps – mais simplement que les femmes sont enfin entendues.
Si le problème est structurel, il ne va pas être résolu en quelques années…
En France, la différence de salaire entre les réalisateurs et les réalisatrices est de l’ordre de 40% en moyenne. Il faut donc regarder la réalité des chiffres et, à partir de là, agir. Et de façon générale, il faudrait plus de diversité. En Suisse, une étude réalisée par l’Association suisse des scénaristes et réalisateurs de films, et basée justement sur les chiffres, a mis en évidence que le prototype même du réalisateur suisse qui tourne le plus est un homme blanc hétérosexuel d’une cinquantaine d’années. Or quand on regarde ces dernières années les Prix du cinéma, on y trouve beaucoup de femmes réalisatrices primées, même si elles sont moins nombreuses à tourner. Une initiative intéressante a été prise récemment en Suisse au sein de l’Office fédéral de la culture: la proportion hommes-femmes qui apparaît dans les demandes d’aides déposées en commission doit se retrouver d’une manière équilibrée dans les projets soutenus.
Avez-vous remarqué, au début de votre carrière, qu’il vous était plus difficile d’obtenir des subventions car vous étiez une femme?
Pour être sincère, j’étais tellement habitée par ce que je faisais que je ne me suis rendu compte de rien. Pour mon premier long métrage de cinéma, Home, je suis allée à l’encontre de tout ce qu’on attend: c’était un gros casting, un budget conséquent, on devait construire une maison et une autoroute, bref, tout ce qu’on déconseille pour un premier film. Mais j’ai été très bien soutenue. C’est vraiment le fait d’enseigner dans des classes composées de 50% de filles, puis de ne pas retrouver ce pourcentage dans les premiers films, qui m’a prouvé qu’il y avait un vrai problème. Les réalisatrices sont clairement moins aidées que les hommes. Et puis il y a aussi le plafond de verre auquel je risque d’être confrontée avec mon projet américain: plus le budget d’un film est élevé, moins il y a de chances que ce soit une femme qui le réalise. Il est en effet très difficile d’obtenir de très gros budgets même pour les plus grandes cinéastes comme Kathryn Bigelow, qui a été oscarisée pour Démineurs. Il y a bien eu Wonder Woman, de Patty Jenkins, un film que je défends, mais il existe indéniablement un plafond de verre.
Il y a aussi les métiers techniques, qui restent souvent aux mains des hommes…
C’est exactement le même constat pour les cheffes opératrices que pour les réalisatrices, y compris sur les films à très gros budget. Je suis incapable de citer un film à gros budget qui ait été éclairé ou cadré par une femme! Il existe aujourd’hui plus de cheffes opératrices, mais pendant longtemps tous les postes qui touchaient à la technique ont été réservés aux hommes.
Vous avez tourné trois fois avec Kacey Mottet Klein, et à chaque fois vous l’avez confronté à une grande actrice: Isabelle Huppert, Léa Seydoux, Fanny Ardant. Un hasard?
C’est vrai, je l’ai plongé dans les bras d’une multitude d’actrices extraordinaires… Gillian Anderson, aussi, dans L’enfant d’en haut. Je ne sais pas trop, c’est inconscient. C’est ce que j’aime dans les interviews: je verbalise mon travail et comprends parfois des choses qui étaient jusque-là inconscientes. Sur le plateau, je travaille énormément avec mon intuition. Pourquoi ai-je commencé à filmer ce jeune garçon, qui est un peu devenu mon Jean-Pierre Léaud? Franchement, je ne sais pas. Je pense au départ que comme dans Home il y avait beaucoup de scènes collectives, et qu’Isabelle Huppert et Olivier Gourmet sont de très grands comédiens, j’étais vraiment angoissée par rapport à son personnage. En effet, si Kacey était faux, toutes les scènes de famille auraient été fausses. J’ai du coup énormément travaillé en amont avec lui, pendant des mois. Comme il n’était pas comédien, c’était comme partir de zéro, il était comme une page blanche. J’ai appris beaucoup de choses en travaillant avec lui, en le formant et d’une certaine façon en me formant à ses côtés, car j’ai expérimenté des choses sans aucune méthode établie, de façon très empirique.
Vous parlez de lui comme de votre Jean-Pierre Léaud. Imaginez-vous le retrouver régulièrement, comme Truffaut avec l’interprète d’Antoine Doinel?
Les choses se sont faites naturellement. J’ai eu simplement envie d’écrire pour lui après Home. Puis, pour Journal de ma tête, je ne voulais pas rater ce moment où il devenait adulte. Souvent, quand on demande à un acteur après une prise de faire quelque chose différemment, on voit où il va chercher en lui pour répondre à la demande, ce qu’il va travailler dans son corps ou dans sa voix. Kacey, lui, le fait sans que je comprenne où il va puiser. Il traverse les choses, et ça, pour moi, c’est la marque des très grands comédiens. Avec Isabelle Huppert, Léa Seydoux ou Fanny Ardant, c’est pareil.
Dans Journal de ma tête, il incarne un jeune homme qui tue ses parents; c’est très symbolique, comme s’il pouvait enfin s’affranchir de votre regard…
Mais totalement! Suite au choix du fait divers sur lequel l’histoire est basée, c’est Lionel Baier qui le premier m’a fait réaliser que ce film parlait de notre relation. Encore une fois, c’est mon inconscient qui a travaillé. Je trouve ça dingue, quand j’y pense, que ce film raconte quelque chose de notre histoire. J’ai grandi comme cinéaste avec lui, lui comme acteur avec moi; on se connaît parfaitement et c’est comme si à chaque film, je m’aventurais au gré de l’histoire et du personnage dans les moindres recoins de sa tête, dans ses parties les plus sombres mais aussi les plus lumineuses. Les cinéastes sont des voleurs, il y a quelque chose de vampirisant. Un acteur, c’est comme un territoire à explorer.
Questionnaire de Proust
Si vous pouviez changer quelque chose à votre biographie?
Rien. C’est comme pour mes films passés, je ne les regarde jamais en me demandant si aujourd’hui je changerais quelque chose, non pas que je les trouve sans défaut, mais parce qu’ils étaient justes au moment où je les ai faits. Et plus que les films eux-mêmes, ce qui m’intéresse, c’est par où on passe, l’étrange chemin parcouru.
Trois adjectifs pour vous qualifier?
Obsessionnelle, déstructurée, jusqu’au-boutiste.
Un talent que vous n’aurez jamais?
La concision verbale. J’arrive à être concise dans mes films, mais quand je parle, je me laisse emporter par ma pensée, qui m’amène jusqu’à me perdre totalement.
Le film que vous auriez aimé réaliser?
Fanny et Alexandre, d’Ingmar Bergman, un film somme.
Un réalisateur ou une réalisatrice de prédilection?
Robert Bresson, ce sont ses films qui m’ont vraiment donné envie de faire du cinéma.
Une actrice que vous admirez?
Anna Magnani.
Un acteur?
Marlon Brando.
Qui pour incarner l’intelligence?
Meryl Streep.
Un livre que vous avez dévoré?
Toute l’œuvre de Carson McCullers.
Votre meilleur remède contre un coup de cafard?
Me poser devant le lac (ça fait très suisse!) ou faire du sport, me défoncer physiquement. D’ailleurs, je me suis mise à la boxe!
Profil
1971 Naissance à Besançon, de nationalité franco-suisse.
1994 Diplôme de cinéma à l’Institut des arts de diffusion de Louvain-la-Neuve, en Belgique.
2002 Deux premiers longs métrages: le documentaire «Pas les flics, pas les noirs, pas les blancs» et la fiction télé «Des épaules solides», sélectionnée au Festival de Cannes (section ACID).
2008 «Home», premier long métrage de cinéma. Sélection à Cannes (Quinzaine des réalisateurs).
2012 «L’enfant d’en haut», Ours d’argent à la Berlinale.
2018 «Journal de ma tête», téléfilm. Présidente du jury de la Caméra d’or du 71e Festival de Cannes.