Elle est longue, l’ombre de Mai 68. On évoque avec effroi et nostalgie ce printemps d’il y a cinquante ans, quand l’ancien monde tremblait sous les coups de boutoir de la jeunesse. Lors de la cérémonie d’ouverture, Alain Berset, président de la Confédération, parle de cette ère déjà lointaine, lorsqu’il était interdit d’interdire et que la plage se découvrait sous les pavés. Alain Scherrer, maire de Locarno, rappelle que cette année-là, le festival, déplacé à l’automne, se déchire. Un membre du jury, le cinéaste tchécoslovaque Jiri Menzel, refuse de juger les films venus des pays du Pacte de Varsovie. Le jury démissionne, le Kursaal est occupé dans une réplique des événements cannois de mai, quand Jean-Luc Godard se suspendait aux rideaux pour empêcher une projection.

Francis Reusser était là, il avait 26 ans. Quatre ans plus tôt, sur le balcon du Grand Hotel, il assistait à la projection de L’as de pique aux côtés de Milos Forman. Deux agents de la police fédérale encadraient le réalisateur tchécoslovaque, ce dangereux communiste… En 1976, il recevra le Léopard d’or pour Le grand soir.

«Cri du cœur»

Plus jeune que Tanner, Soutter et Goretta, les initiateurs du nouveau cinéma suisse, Francis Reusser est celui qui, selon Frédéric Maire, «représente le mieux l’esprit de 68, la volonté de changement, le bouillonnement de la jeunesse», alors que ses aînés portent déjà un point de vue analytique sur la rébellion. C’est pourquoi, précise le directeur de la Cinémathèque suisse, il importe de travailler sur l’œuvre de Reusser. Sous l’étendard Cinéma suisse redécouvert, la section Histoire(s) du cinéma propose trois films fraîchement restaurés: Quatre d’entre elles (1968), film collectif coréalisé avec Claude Champion, Jacques Sandoz et Yves Yersin qui raconte le destin de quatre femmes de 16 à 72 ans, Seuls (1981) et Vive la mort (1969)

Pour son premier long métrage de fiction, Francis Reusser emprunte aux franquistes leur cri de ralliement, «Viva la muerte». Le tournage de ce «cri du cœur un peu violent» s’est échelonné, s’il en croit ses souvenirs, entre 1967 (un calendrier mural fait foi) et 1968, et dans le désordre. «On faisait des films pour devenir cinéaste», rappelle-t-il.

Satire sociale

Sélectionné lors de la première Quinzaine des réalisateurs à Cannes, en 1969, Vive la mort puise ses couleurs à la satire sociale et à l’histoire d’amour. Construit de manière fragmentée, il se réfère au surréalisme de Buñuel et aux coq-à-l’âne de Godard («Le métal, c’est vraiment un truc glaçant. Moi, je préfère le plastique, ça ne vieillit pas»). La bande-son est de Patrick Moraz, futur clavier de Yes, le supergroupe de rock progressiste des années 70.

Paul (Edouard Niermans, futur réalisateur du Retour de Casanova) et Virginie (Françoise Prouvost) s’aiment. Fuyant leur milieu bourgeois forcément étriqué et ridicule, ils dérivent par monts et par vaux. Au cours de cette balade qui tient de la robinsonnade au pays des nantis et du récit picaresque, ils croisent un gendarme qui n’aime pas les oisifs, un berger sec comme son pain, Che Guevara au bord de la rivière… Ils se risquent dans une fête villageoise avec Männerchor, démonstration d’athlétisme aux barres parallèles et le gendarme, toujours lui, qui dit un poème de Jacques Chessex (il y a un cœur sous le képi…). La caricature, forcément un peu vieillie, cède place à l’émotion lors d’une séquence documentaire en noir et blanc dans laquelle un immigré italien raconte sa vie de travailleur sous-payé.

Côtes de bette

Paul tue le père et proclame «Ce n’est qu’un début». Reusser minimise aujourd’hui cette scène – «J’avais dû lire trois pages de Lacan…». Virginie a faim. Paul va au ravitaillement. Allongée comme une pin-up sur le sol, elle est bombardée de victuailles sous cellophane, viande rouge, spaghettis, beurre, côtes de bette. Cette scène renvoie au monorail de l’Expo 64 qui traversait des denrées alimentaires suspendues au plafond et dénonce que la femme est un objet de consommation comme les autres. Une phrase qui fleure bon le terroir d’antan résume l’inégalité des genres: «A ceux que ça intéresse, les Messieurs, la buvette est ouverte, et elle attend de solides gosiers.»

Les cartes postales de la Suisse éternelle et leur accompagnement au cor des Alpes, objets de dérision pour le jeune public de la fin des années 60, attisent aujourd’hui une mélancolie diffuse. La world music nous a enseigné à aimer les thrènes alpestres. Quant aux couchers de soleil lacustres, Reusser ne les renie certes plus, lui qui n’a pas son pareil pour filmer le Haut-Léman. La patine du temps s’est posée sur le manifeste de la jeunesse en colère. Reste un témoignage de la Suisse d’alors à travers ses rituels et ses motifs – pique-nique au bord de la route, le Te Deum de Charpentier qui accompagnait le générique de l’ORTF, le quatuor chocolaté Nestlé-Peter-Cailler-Kohler…

Douze ans plus tard, Seuls traîne la gueule de bois du joli mois de mai.