Musique
A l’affiche du prochain Cully Jazz, Elina Duni publie son premier album en solo, «Partir». Enfant de deux pays, elle chante entre les mondes. A découvrir lors d’un concert gratuit dans les locaux du «Temps» mercredi

Elle fait chanter sa valise de compétition, quatre roulettes indépendantes, une coque de polycarbonate et d’aluminium; les cabosses témoignent des choses vécues. La plupart du temps, il y a un garçon dans ses groupes pour la tirer. Mais là, sur le quai très long d’une gare sans nom, elle est seule. Elina Duni part. C’est un pléonasme. Depuis ce jour irisé – elle avait 10 ans – où sa mère l’a emmenée de Tirana à Genève: elles ont déjà manqué l’avion une fois, on lui avait promis des rivières d’or, un pays de Cocagne, elle se retrouve dans une Suisse un peu plus grise qu’escompté, alors elle se met à chercher très au fond de sa voix l’exil qu’elle avait imaginé.
Le voyage chez Elina n’est pas une action mais un état. Et son nouvel album, enregistré dans la solitude d’un studio rangé à l’intérieur d’une ferme, dans le sud de la France, a pris le nom de cette vie: Partir.
On se souvient d’elle, au tout début – avait-elle même déjà fait un disque? Elle fronçait les yeux, parlait vite, d’une urgence mêlée de peur. Elle chantait du jazz, elle aimait déjà Billie Holiday, My Man, l’histoire d’un type qui ne promet rien et rend peu. A cette époque, Elina Duni donnait le sentiment de vouloir y arriver à tout prix mais de ne pas savoir comment s’y prendre. Elle était musicienne déjà, c’est-à-dire qu’elle n’imaginait pas qu’on la cantonne au territoire confiné de la chanteuse. Elle aimait les pianistes, les accords qui cachent des accords plus lunaires encore, ne pas abuser du vibrato, elle ne cherchait pas la joliesse mais l’expression. Son premier album, dont la pochette est un cheval qui tracte une voiture soviétique amputée, indiquait la direction. Refaire la route, inlassablement, à l’envers et à l’endroit.
Dans les gènes
Elle vous parle de son enfance comme d’un cadeau jamais tout à fait déballé. L’Albanie dans la dictature, la petite fille la percevait comme une longue allée joyeuse rythmée d’arbres verts. Sa mère poétesse et romancière écoutait en secret des chansons italiennes, son grand-père écrivain censuré ne se plaignait que très rarement. Il y avait dans cette famille une légèreté sur laquelle planait imperceptiblement une ombre douce. Trois générations sous le même toit: «Ma mère, Bessa Myftiu, était un peu comme ma sœur, quand nous sommes parties. Nous avons conservé cette relation double.»
On les a vues plusieurs fois sur scène, ensemble, deux rousseurs synthétiques, des yeux cerclés de noir, Bessa dit des textes, Elina chante des textes. Cette épopée se fonde sur un goût génétique pour les histoires contées et le mot juste.
Elle fréquente le Collège de Saussure, maturité artistique où elle rencontre par exemple le pianiste Marc Perrenoud; elle fondera avec lui vingt ans plus tard le groupe Aksham. Elle choisit pour son quartet un autre pianiste, peut-être moins flamboyant, plus Ravel que Scriabine, un jeune garçon d’Yverdon qui ajustait ses longs cheveux sur sa timidité, Colin Vallon. Cette association, cette rencontre, ouvre des constellations – Duni pose au milieu de planètes de carton-pâte sur la pochette de son deuxième album. Ensemble, ils tressent des racines mouvantes, un jazz tissé d’influences populaires, des chants en albanais surtout qui font d’elle une ambassade: «Pour la génération de ma mère, les musiques traditionnelles étaient assimilées à de la propagande.»
Elina retourne à Tirana, elle fait redécouvrir ce patrimoine à un peuple entier, elle chante dans de grands théâtres, passe à la télévision, les Albanais de l’extérieur soulèvent même des drapeaux quand elle donne concert chez eux. On imagine à peine ce que peut signifier pour une enfant du départ ce retour improbable, la carte et le territoire indistinctement superposés, le sentiment d’être accueillie: «Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas à jamais assumer ce rôle. Aujourd’hui, quand je ne chante pas en albanais à mes concerts, je vois que certains sont déçus. Mais cela ne fait rien. Ils découvriront d’autres choses.»
Elina Duni chante des lignées, pas des nations. Et quand elle a vécu dans sa vie intime une rupture dévastatrice, elle s’est aperçue que c’était l’arrachement qui la constituait, davantage que l’origine.
L’odeur de la perte
Elle a appelé Manfred Eicher, le fondateur du label allemand ECM, et elle lui a annoncé que, cette fois, elle ne chanterait pas en quartet mais en solo; plus encore qu’elle jouerait de la guitare, du piano, des percussions: «Je suis sans doute la pire instrumentiste à avoir enregistré sur le label de Keith Jarrett, mais je voulais faire ce chemin seule.»
Eicher était derrière la vitre, en juillet dernier au studio La Buissonne, tout est allé très vite, d’une fluidité presque effrayante. Cet album est une loupe qui voit loin. Le spectacle de Partir, entrecoupé de textes qui traitent des photographies lacérées de l’amour perdu, mais aussi de l’exil personnel et des réfugiés du monde, aborde la question du départ par son universalité-gouffre. Duni chante un hymne arabe, un fado insondable, elle chante une mélodie italienne que sa mère aimait, un morceau un peu rare de Jacques Brel (on y entend cela: «Notre amour et mon avenir/Je ne sais rien de tout cela»). Elle chante dans toutes les langues l’odeur âpre de la perte. Une mémoire vive qui est un amour, une terre, abandonnés.
Le disque Partir n’est pas seulement le plus beau d’Elina Duni. Il est enfin Elina Duni. Il est un pèlerinage sur la route des vivants et des morts. Cette voix qu’on a toujours aimée est comme rehaussée par l’économie imposée de ce piano, de cette guitare. Ce disque répare avec les moyens du bord, il laisse la trace des soins. Elina Duni y parle d’un art japonais, le kintsugi, qui consiste à recoller les porcelaines brisées au moyen d’une laque mélangée à de l’or. Elina part encore, à Londres ce soir pour chanter Billie, sa valise a été débosselée mille fois au marteau, elle continue de rouler.
Elina Duni, en concert à la rédaction du Temps, me 11 avril. Inscriptions gratuites.
Sa 21 avril à 16h. Temple, Cully Jazz Festival.
Elina Duni, «Partir» (ECM).
Groove au féminin - Stéphane Gobbo
Le Cully Jazz met en avant la scène féminine et s’associe pour deux événements à l’association Helvetiarockt
Mais qu’est-ce donc qu’Helvetiarockt? Un nouveau fleuron de la scène métal suisse? Raté. Helvetiarockt est un centre de coordination pour les musiciennes actives dans la pop, le rock et le jazz, et qui s’est donné pour fonction d’être à la fois une plateforme et un médiateur. Active dans les différentes régions linguistiques du pays, l’association soutient la relève et les artistes dans leur carrière.
Le 36e Cully Jazz Festival, qui s’ouvre vendredi soir, a décidé de s’associer à Helvetiarockt pour deux événements organisés en marge des concerts. Lundi 16 avril (Club, 19h), une session d’écoute Jazz History, animée par l’historien du jazz Christian Steulet et la journaliste Elisabeth Stoudmann, reviendra sur la place des femmes dans le jazz, avec un focus sur la scène suisse.
Le lendemain mardi (Club, 14h), un débat intitulé «Les femmes d’abord!» questionnera le problème de l’égalité des sexes dans l’industrie musicale. Seront présents Laurence Desarzens (directrice du site Flon de la Haute école de musique de Lausanne), Marie Kruttli (pianiste et compositrice), Antoine Bos (secrétaire général du réseau Association Jazz Croisé) et Arnaud Di Clemente (programmateur du Bee-flat à Berne et collaborateur du Cully Jazz).
Sur le plan artistique, le festival vaudois a logiquement décidé de tendre vers une égalité en invitant de nombreuses chanteuses et musiciennes. Outre Elina Duni, il accueillera des artistes comme Mélissa Laveaux, Lisa Simone, Fatoumata Diawara, Zara McFarlane, Youn Sun Nah, ALA.NI, Lizz Wright, Lucia Cadotsch, Erika Stucky ou encore Ester Rada.
36e Cully Jazz Festival, du 13 au 21 avril.