Dans les eaux profondes. Le bain japonais. A première vue, le titre et le sous-titre du dernier essai d’Akira Mizubayashi, cet écrivain japonais si francophile qu’il écrit directement en français, ont quelque chose de paradoxal. Un bain japonais se prend dans une baignoire, un bassin ou une source d’eau chaude… Comment pourrait-il nous emmener vers les «eaux profondes», comme le promet le titre du livre?

De fait, Akira Mizubayashi emprunte d’abord le ton léger, joyeux et amical du guide qui fait les honneurs d’un foyer japonais au visiteur occidental. Il le prévient, par lettre, en l’envoyant à Tokyo dans la maison de ses parents, des rituels successifs qui l’attendent dès le moment où il franchira le seuil de la maison familiale. Après toute une série d’étapes à la fois cordiales, polies et symboliques, il avertit son ami qu’il se verra offrir un bain et que celui-ci ne doit pas s’en émouvoir. Car «le bain, devenu rite d’accueil dans ce genre de situation, est un «don» de plaisir au même titre qu’un bon repas; et l’on est loin de penser à l’éventuelle saleté du voyageur».

Toute une série de plaisirs

Lorsqu’il nous explique que «la baignoire japonaise est assez profonde pour que l’eau puisse nous venir au ras du menton, tandis que nous y sommes assis normalement» et qu’elle réchauffe agréablement, on se sent fort bien disposé à l’égard de l’hospitalité nippone et on regrette de n’être pas au Japon pour en bénéficier sur le champ. Autant dire que, dès la fin du premier chapitre, le désir de prendre un bain vous saisit. D’autant que l’auteur précise: «Le sens du bain ne se trouve pas à son terme; il traverse tout le processus comme si la toilette du corps (qui est l’objet contenu) n’était finalement que secondaire par rapport à toute une série de plaisirs qu’on se donne au cours et en marge des ablutions.»

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La profonde intimité familiale dont les bains à la japonaise sont l’occasion, touche également le lecteur. Akira Mizubayashi raconte ses souvenirs de bain, en petit-fils, fils, frère ou père. L’écrivain convoque les films d’Ozu à l’appui de ses descriptions: quelque chose d’enjoué, d’intime, de légèrement nostalgique, de primesautier aussi, se joue dans le bain entre ceux qui le partagent: amants, parents, enfants, époux. Et cette relation particulière, détendue, «immédiate» dit Akira Mizubayashi, s’étend aussi aux sentô (bains publics) et autres onsen (sources thermales) où une forme de cohabitation égalitaire s’est développée – y compris entre hommes et femmes, longtemps mêlés dans les sentô avant qu’une influence occidentale ne les sépare.

Une sorte de rempart

Nous voici déjà, par cette exploration de l’art du bien-être japonais, dans des eaux plus profondes qu’attendu. Mais Akira Mizubayashi nous emmène encore plus en profondeur. Et de se demander, littéralement, dans quels bains baigne le monde japonais et si ces bains – linguistique, politique, culturel et social – peuvent expliquer les différences d’évolution et de mentalité entre le pays d’où il vient, le Japon, et le pays dont il a fait son royaume: la France.

Ce projet n’est pas nouveau. Il est au cœur de la vie même de l’auteur d’Une langue venue d’ailleurs (essai, Gallimard) ou d’Un amour de Mille-Ans (roman, Gallimard). Il se souvient en avoir parlé, très jeune, à son frère aîné alors étudiant en droit, lors d’un bain pris en commun dans un établissement public: «Je pense que le français est important pour moi. Je sens que ça va être une sorte de rempart qui fera obstacle aux forces d’emprisonnement de cette société […]. En tout cas, je voudrais aller en France un jour. Les gens là-bas parlent une langue absolument et totalement différente. Ils doivent forcément vivre différemment.»

Eaux plus sombres

Dans cette partie du livre, les eaux deviennent plus profondes et plus sombres aussi. Akira Mizubayashi revient sur l’histoire récente du Japon qui a vu la disparition progressive des bains mais aussi, après une ère de réformes, la montée de «l’hypermilitarisme impérial» qui précipita un Japon devenu belliqueux et totalitaire dans la Seconde Guerre mondiale. Si, après-guerre, un espace un peu plus ouvert politiquement s’est dessiné, l’écrivain constate une nouvelle dégradation des institutions japonaises, depuis la catastrophe de Fukushima. «Manifestement, les Japonais acceptent allègrement de reprendre le chemin ténébreux qui pourrait bientôt faire d’eux, à nouveau, les sujets de l’empereur en dépit de leur statut de souverain à peine évoqué dans le projet de réforme constitutionnelle du Parti libéral démocrate.»

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Malgré leur talent pour l’intime et les relations interpersonnelles, les Japonais ont une «difficulté, voire l’impossibilité de s’impliquer dans la chose publique, dans la vie de la Cité», constate Akira Mizubayashi. Il y voit au moins deux raisons. Il y a, d’une part, l’absence de traditions du type «agora», malgré l’existence des bains publics, de la cérémonie du thé qui réunit les amateurs ou de l’ikki, sorte de mouvement d’action collective à l’échelle locale que l’on voit à l’œuvre, par exemple, dans le film Les sept samouraïs d’Akira Kurosawa. D’autre part et surtout, la langue japonaise, par ses règles et sa structure, privilégie les relations duelles: «La société japonaise apparaît donc comme une collection de rapports binaires privés, qui ont pour vocation de bloquer la possibilité de rencontrer l’autre, forcément et essentiellement dissymétrique.»

Un royaume intermédiaire

C’est finalement dans le va-et-vient entre une langue et l’autre, le japonais et le français, entre une culture et l’autre – les fresques d’Ambrogio Lorenzetti dépeignant le bon et le mauvais gouvernement à Sienne et ces Visions de la bombe atomique d’Iri et Toshi Maruki, un couple de peintres, qui, reprenant les codes picturaux japonais, déploient la tragédie d’août 1945 –, entre les écrits, la pensée et le cinéma des deux mondes, entre l’un et l’autre pays que se trouve un lieu de consolation.

C’est ce «royaume intermédiaire», comme le dit Akira Mizubayashi, ce lieu où il s’efforce d’«apprendre à franchir les limites du monde fixées par sa langue afin de penser, d’explorer et d’éprouver d’autres manières d’exister». Ce faisant, Akira Mizubayashi nous offre une expérience semblable, dans l’autre sens: plonger avec lui dans ces «eaux profondes», c’est pour le lecteur occidental aller ailleurs, tenter de comprendre, de saisir une part de cet autre japonais.


Essai
Akira Mizubayashi
Dans les eaux profondes. Le bain japonais
Arléa, coll. La rencontre, 224 p.