Le péché originel, cette violation du vouloir de Dieu dont tout chrétien est censé se sentir coupable, cette faute sculptée au fronton des églises, peinte à des milliers d'exemplaires, blâmée dans tous les catéchismes – le péché originel n'a jamais été commis! Eve et Adam n'ont fait que succomber à un danger dont Dieu lui-même savait qu'ils ne pouvaient l'éviter.

En «croquant la pomme», nos plus lointains ancêtres n'ont pas «offensé Dieu»; ils se sont, bien plutôt, mangés symboliquement l'un l'autre, renonçant à se reconnaître mutuellement comme autres, reconnaissance indispensable à toute prise de parole. Et si Dieu les a exposés à ce risque démesuré, c'est parce son espoir est que les femmes et les hommes arrivent eux aussi à devenir divins comme lui…

Depuis des décennies, la psychanalyste française Marie Balmary, tout en continuant à pratiquer des cures, lit et réinterprète audacieusement la Bible. Seule et avec d'autres, elle cherche à comprendre, à travers ces récits fondateurs, comment les êtres humains peuvent devenir des sujets parlants, comment ils peuvent apprendre, dans la relation avec autrui, à ne plus obéir à des idoles, mais à s'exprimer pleinement en leur propre nom. Ainsi, dans Le Sacrifice interdit (1986), l'essayiste renverse la lecture usuelle du célèbre épisode de la Genèse où Dieu demande à Abraham (croit ce dernier) de tuer pour lui son fils Isaac: YHWH (c'est ainsi qu'elle l'écrit) n'est plus un patron céleste tyrannique, mais au contraire un Dieu qui veut guérir l'homme de sa soumission.

Le quatrième ouvrage de Marie Balmary, intitulé Abel ou la traversée de l'Eden (lire l'encadré), explore un autre épisode, tout aussi célèbre, du premier livre de la Bible: le meurtre d'Abel par Caïn, à la suite du refus de l'offrande du second par YHWH. Où le fils aîné du premier couple humain, «millénairement» désigné à la réprobation des honnêtes chrétiens pétris de bonne conscience, s'avère moins «méchant» qu'il n'y paraît…

Le Temps: – Pour Freud, la religion n'était qu'une instance répressive, alors que vous, vous allez jusqu'à donner à la notion psychanalytique de désir la signification d'un élan vers la transcendance!

Marie Balmary: – Freud pensait que la religion était ennemie du désir, qu'elle obligeait à y renoncer. Pour ma part, je vois dans le désir aussi ce qui pousse l'être humain vers l'infini, ce qui lui permet de ne pas se voir plus petit qu'il ne l'est.

– Que pensent vos collègues psychanalystes de cette revalorisation de la religion?

– Leurs réactions sont variables. Il y a ceux pour qui la psychanalyse tient lieu de religion. Mais il y a aussi ceux, nombreux, qui laissent la porte ouverte. Freud et Lacan n'ont du reste jamais nié l'importance d'une connaissance culturelle de la religion dans la formation des psychanalystes.

– Vous-même, êtes-vous entrée en psychanalyse en tant que chrétienne?

– Non, au départ pour moi, la psychanalyse était un moyen de libération de toute emprise, y compris celle de la religion. Mais est venu un moment où j'ai constaté par ma pratique clinique l'importance de la question de l'offense. Freud n'a pas pu croire aux récits de viols et d'incestes que lui faisaient ses patientes. En homme de son temps, il n'arrivait pas à admettre que ce genre de choses puisse se produire avec une telle fréquence. Il a considéré que c'étaient des fantasmes. Quant à moi, comme d'autres psychanalystes, tel Ferenczi, j'ai décidé d'y croire.

– Et quel rapport y a-t-il entre ce problème et l'univers religieux?

– S'il y avait une réalité derrière la maladie, il y avait aussi une loi qui permettait de nommer l'offense, par exemple une loi interdisant l'inceste. Je suis donc partie à la recherche des fondations des lois de la parole.

– Vous faites un parallèle entre l'interprétation des manifestations de l'inconscient, notamment les rêves, et l'interprétation des textes bibliques. La Bible est-elle l'expression de l'inconscient de l'humanité?

– Je n'ai que des réponses fragmentaires à apporter à votre question. Il y a en tout cas la même densité de sens, exigeant un long déchiffrage, dans les mythes bibliques, comme dans d'autres grands mythes de l'humanité, tel celui d'Œdipe, que dans les rêves. Mais dans la Bible, il n'y a pas que des mythes, il y a aussi de quoi émerger des mythes. Les textes bibliques sont des textes pour éveiller et guérir.

– Votre interprétation de la Bible, c'est donc une sorte de cure appliquée à la civilisation judéo-chrétienne?

– Je dirais que la Bible est une gigantesque station d'épuration de la parole. Les textes bibliques attrapent nos maladies, mais en y regardant de près, ils nous donnent aussi les moyens d'en sortir. Ce que nous avons lu dans une première lecture se renverse dans les lectures ultérieures.

– Le Dieu parfait de la première lecture devient ainsi un Dieu imparfait, ayant sa part de responsabilité dans le mal…

– Il devient un Dieu non total, qui refuse de prendre la place de l'autre. Mais c'est peut-être une forme de perfection!

– En vous lisant, on a l'impression que vous essayez de «sauver» la Bible pour la rendre acceptable aux gens de notre époque de démocratie et d'émancipation…

– Je n'ai jamais cherché à «sauver» la Bible. Ma recherche n'est pas à son service mais au service des êtres humains, qui ont besoin de récits fondateurs, à qui la science ne suffit pas pour donner goût à la vie. Nous lisons à plusieurs et nous nous sommes toujours dit que le jour où nous tomberions sur un texte inacceptable, nous arrêterions. Mais depuis vingt ans, il n'y a pas un seul texte contestable qui ne se soit retourné.

– Comment est reçue votre démarche dans les milieux religieux?

– Mieux que dans certains milieux «laïques». Mon dernier livre a été très critiqué dans Le Monde et a reçu un bon accueil dans des journaux comme La Croix ou La Vie catholique. La manière dont la Bible est comprise aujourd'hui correspond probablement à une étape de la vie de l'humanité comparable à celle que traversent les individus. On n'a pas d'emblée les moyens de se placer à égalité avec les parents, avec les maîtres – avec Dieu. Mais les grandes traditions religieuses comportent la possibilité de faire ce passage.

– Ne pensez-vous pas que le langage utilisé dans les lieux de culte est un obstacle rédhibitoire à ce passage? Toutes ces protestations de soumission, d'humilité, «Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres dans ma maison»…

– Ah, vous citez là une des phrases qui m'agacent le plus! Mais je crois qu'on peut l'entendre ainsi: «Je te dis que je ne suis pas digne de m'approcher de toi, mais guéris-moi de cette croyance…» C'est vrai que l'évolution est lente, mais on la perçoit malgré tout à travers le langage que les gens choisissent d'utiliser dans les cérémonies où ils en ont la liberté, comme les enterrements.

– Tout de même, en niant l'existence du péché originel, vous remettez en question toute la doctrine de la rédemption, le motif même de la venue sur terre de Jésus-Christ!

– Je dis que je n'ai pas trouvé de péché originel dans la Bible, je demande simplement qu'on rouvre le débat. Cela étant dit, on peut voir dans l'Evangile autre chose que le rachat d'une faute. Pour moi, Dieu propose aux humains une épreuve d'accès au verbe, afin qu'ils puissent devenir ses égaux en divinité. Mais l'épreuve est d'abord trop difficile, les humains ne la réussissent pas. Le paradoxe, c'est que cette épreuve ne peut être réussie que par des êtres qui seraient déjà advenus à leur humanité, et qu'elle est en même temps le seul moyen pour y advenir.

– Vous avez l'air de vouloir supprimer la fonction structurante du Surmoi, cet œil de la conscience qui, dans le poème de Victor Hugo, poursuit Caïn jusque dans sa tombe…

– Aussi longtemps que l'être humain n'est pas «éveillé», il a besoin de s'en référer à la présence interne de ses parents et de ses éducateurs. Idéalement, cette présence interne s'efface progressivement, parce qu'on intègre ses bonnes recommandations à la première personne, et qu'on se libère de l'angoisse et de la culpabilité, de toutes ces mauvaises voix qui nous persécutent, qui ne sont pas nous et qui nous interdisent de vivre. Je crois possible un dépérissement du Surmoi que Freud, lui, n'a jamais envisagé.

– Dans votre lecture de l'histoire d'Adam et Eve, l'arbre de la connaissance du bien et du mal n'est autre que l'arbre de la différenciation, de l'altérité, condition de base à tout échange. Pourquoi en faites-vous aussi l'arbre de la différence sexuelle?

– Parce que c'est la différence première entre les humains et que l'interdit est donné entre eux. C'est cette différence-là que le serpent, symbole phallique, invite Eve et Adam à supprimer, en faisant croire à Eve que l'absence de phallus est un signe d'infériorité, et qu'il faut la combler en s'appropriant la différence. Alors qu'Adam, en acceptant de recevoir… ce qu'il a déjà, se trouve amené à ne concevoir son propre sexe que sur le mode dominateur, phallique, de l'avoir.

– Votre interprétation des deux récits successifs de la création qu'on trouve dans la Genèse aboutit à l'idée que l'homme et la femme accèdent en même temps à leur humanité, mais vous maintenez tout de même que le féminin est le sexe second, le sexe du négatif…

– Et en quoi être second signifierait-il être inférieur? Le premier récit («mâle et femelle il les créa») pose de manière inattaquable qu'il n'y a ni antériorité ni supériorité d'un sexe par rapport à l'autre. Le deuxième récit (la femme tirée de la côte d'Adam) se place dans une perspective différente, il raconte comment les êtres humains se perçoivent subjectivement eux-mêmes. Qu'une moitié de l'humanité commence par se sentir moins que l'autre, c'est un donné. Ce dont ce texte veut nous guérir, c'est de l'idée qu'être second serait moins bien qu'être premier.

– L'importance que vous accordez à la différence sexuelle implique-t-elle que vous avez une opposition de principe à l'égard de l'homosexualité?

– Si tel était le cas, je devrais changer de métier! Je dirai simplement que la question de l'identité sexuelle est un des grands problèmes de notre culture contemporaine, qui met en jeu l'appropriation de notre propre corps.

– Quels sont les dangers dont le serpent phallique menace aujourd'hui notre société?

– Je mentionnerai d'une part le durcissement des relations de travail, où le plus recherché serait la puissance de faire taire l'autre. Et d'autre part la poursuite d'une maîtrise de la vie, à travers les techniques de procréation assistée les plus extrêmes, qui est au service de la maîtrise elle-même et non pas de l'être humain.

Marie Balmary s'exprimera sur le thème «La femme et le serpent» le samedi 25 mars à 9 h 30 dans le cadre des Rencontres de Crêt-Bérard

(près de Puidoux/VD).

De 14 h à 16 h 30, rencontre avec l'oratrice. Renseignements et inscriptions au 021/946 03 78.