C’est l’histoire d’un chat qui porte des bottes. D’un Petit Poucet en forêt. D’une fillette en manteau carmin qui rencontre un loup malin. On a tous en mémoire ces contes populaires, vieux souvenirs d’épais livres d’images ou de flâneries en bibliothèque scolaire. Pourtant, sans trop qu’on sache pourquoi, ils nous accompagnent encore des années plus tard, colorés, rassurants, immuables.

Cet étrange patchwork commun, fait de princes et de fuseaux, le Musée d’ethnographie de Genève (MEG) l’explore sous toutes ses coutures dans sa nouvelle exposition, La fabrique des contes. L’occasion d’éclairer la naissance, les usages et fonctions des fables du Vieux Continent… mais aussi de les raconter: huit histoires ont ainsi été revisitées par l’écrivain Fabrice Melquiot et mises en scène à l’aide d’objets de la collection européenne du MEG. «Le musée se mue en conteur. On peut dire qu’il sort de sa réserve habituelle, sourit Federica Tamarozzi, commissaire de l’exposition. Nous avons sélectionné des contes peu connus mais qui disent quelque chose de notre réalité actuelle, de notre quotidien.» Les loups, les châteaux, plus qu’une sottise enfantine, donc? «Un bon conte ne ment jamais, affirme Federica Tamarozzi. A condition qu’on accepte de rentrer dans son univers.»

«Maistre Chat»

C’est noté, et on y plonge sans attendre: à l’entrée, la formulette magique «Il était une fois» nous est murmurée à l’oreille en quarante langues. Le charme opère. On passe alors un ancien portail en fer forgé, sorte de gardien solennel d’un monde de rêves… et ça tombe bien: le conte aussi est le produit d’un long travail d’orfèvres. Dans un décor de coulisses de théâtre, charpentes de bois apparentes, l’exposition en dévoile les origines et notamment ses premières traces écrites, avec une édition du Chat Botté (ou du Maistre Chat) de Charles Perrault… datée de 1697.

Mais avant d’être couché sur papier, le conte est souvent issu de traditions orales. Alors comment le définir? La question est complexe «d’autant que, même lorsqu’il est attribué à un auteur en particulier, le récit n’est considéré comme un conte qu’en accédant à un certain niveau de notoriété. C’est presque une marque de reconnaissance», détaille Federica Tamarozzi.

Lire aussi:  Blanchiment de conte de fées dans «Blanche comme neige»

Plus loin, on découvre d’ailleurs le classement ATU, sorte de bottin téléphonique du conte conçu par trois chercheurs et qui référence toutes les versions d’une même histoire. On découvre qu’il existe 300 Cendrillon différentes, rien qu’en français. Des variantes modifiées avec le passage des frontières et du temps, à l’image de la marâtre, figure inventée par les frères Grimm qui viendra remplacer celle, trop choquante, d’une mère sanguinaire. «Les histoires évoluent avec la société, au point que certains éléments d’origine seraient peu compréhensibles pour un lecteur d’aujourd’hui, note Federica Tamarozzi. Le conte est donc un outil génial, qui permet aux historiens de comprendre certains aspects du passé.»

Poisson magique

Et au public de s’émerveiller. On se glisse avec bonheur dans de petits espaces conçus comme des théâtres et disséminés sur l’espace d’exposition, mettant chaque fois en scène un conte différent. Pour créer ces bulles féeriques, le MEG a fait appel à quatre illustrateurs qui ont imaginé des aquarelles, des œuvres à l’encre noire ou en papier découpé, décors enthousiasmants où viennent se nicher des pièces du MEG. Comme ces quenouilles finlandaises du XIXe siècle, traditionnellement déposées par un prétendant chez la jeune femme qui lui plaît pour lui déclarer sa flamme. Un objet qui illustre à merveille Le fuseau, la navette et l’aiguille.

«Dans ce conte, un prince part à la recherche d’une épouse. Il veut qu’elle soit à la fois la plus riche et la plus pauvre du royaume. Il aperçoit alors à la fenêtre une jeune femme qui coud, mais ne la remarque pas. Jusqu’à ce que ses outils de travail enchantés s’animent et viennent le récupérer, détaille Federica Tamarozzi. Cette histoire raconte la difficulté de trouver un conjoint et la relation entre les sexes, d’une manière qui n’est ni simpliste, ni manichéenne.»

L’immersion est encore plus totale avec Le pêcheur, sa femme et le poisson, conte dans lequel le héros prie une Barbue magique d’exaucer tous les vœux de sa femme… jusqu’à ce que celle-ci exige de devenir pape, et que la cupidité et l’avidité du couple les précipite à leur perte. Sur le sol, un mapping aquatique nous fait tanguer et, en fond, une musique intrigue. «C’est le son produit par des écailles de poisson qu’on fait vibrer», révèle Federica Tamarozzi. Des enregistrements tirés des quelque 30 000 heures que comptent les archives du MEG. Et pour représenter l’animal? Rien de moins qu’un bracelet poisson de Cartier en or étincelant.

Jarre qui parle

Dénicher les objets qui feront au mieux vivre un conte: la quête est délicieusement ludique. Et le MEG invite le visiteur à jouer lui aussi grâce à une scénographie vivante, qui évite les vitrines quand c’est possible et égrène de petites surprises: dans La vigne et le vin, une grande jarre castillane de 1860 nous apostrophe en espagnol quand on s’approche; dans La lune et le loup, le visiteur peut éclairer les plaquettes explicatives à l’aide d’une lampe à huile – si l’éclat laiteux de la lune géante au plafond ne lui suffit pas. Quant aux pièces d’or inspirée de la fable sur l’avarice Le Pantalon du diable, gare à celui qui voudra les subtiliser…

Un jeu poétique, oui, mais pas naïf. L’exposition le rappelle, les contes ont été largement exploités et détournés, notamment par les nazis, qui filmaient en 1937 leur propre version, malaisante, du Petit Chaperon rouge. Ou encore, moins révoltant, par la publicité, qui ira jusqu’à faire manger de la soupe Maggi aux sept nains! A la fin du parcours, on croise même la route des psychologues qui, à l’instar de Bruno Bettelheim, ont fait des contes un outil pour sonder les inconscients. Une énième preuve que ces récits touchent à notre identité, individuelle et collective, et qu’ils racontent, entre deux quenouilles, un peu de nous tous.


La fabrique des contes. Musée d’ethnographie de Genève. Jusqu’au 5 janvier 2020. www.meg-geneve.ch