Les mille et un théâtres de Fanny l’ardente

Croqueuse de légende, l’actrice incarne Cassandre, la prophétesse blessée, dès le 21 septembre à la Comédie de Genève

Fanny Ardant est une cadence. Dans sa voix, ce sont vos souvenirs qui font des vagues. Elle vous reçoit au studio de la RTS à Paris en début d’après-midi. Vous la regardez, sur son canapé, follement élégante dans un tailleur bleu nuit: ses yeux braise sortent toujours de La Femme d’à côté, ce film qui la révèle au cinéma en 1981, magnifiée par la caméra de François Truffaut; sa bouche gourmande est celle de Pierrette, cette croqueuse de diamants qui donne le frisson dans le racé Huit Femmes (2002) de François Ozon.

Si elle vous reçoit, c’est qu’elle revient au théâtre, ce lieu qui la grise, qu’elle joue les cœurs énigmatiques, avec Gérard Depardieu dans La Bête dans la jungle, ou qu’elle soit Jeanne au bûcher, dans les flammes du musicien Arthur Honegger. A la Comédie de Genève, dès le 21 septembre, elle sera Cassandre, la prophétesse sur les ruines de Troie. Elle glissera les mots de l’écrivaine est-allemande Christa Wolf dans la musique du compositeur suisse Michael Jarrell. Au Festival d’Avignon où le spectacle a été créé, le public était à ses pieds, souffle son metteur en scène Hervé Loichemol.

Samedi Culturel: A 15 ans, imaginiez-vous que vous seriez actrice?

Fanny Ardant: Non. C’est venu après, vers 17 ans. Nous vivons à Monaco et je vais tous les dimanches à l’opéra. Je suis émerveillée par la théâtralité. Le rideau s’ouvre et tout d’un coup vous croyez au prince Igor, à la Traviata. Par la suite, j’étudie les relations internationales à l’Université d’Aix-en-Provence et je gagne ma vie comme secrétaire du directeur du festival d’opéra. Au lieu de taper des pauvres lettres à la noix, je vais écouter les répétitions, celles au piano où les chanteurs sont encore en short et en baskets. Je me promets alors qu’un jour je serai de l’autre côté de la barrière.

Et vos parents, que disent-ils?

«Fais tes études d’abord.» Je les adorais, je savais qu’ils faisaient ça par bonté, pas par castration. Dès que je finis mes études, je me lance. Je quitte Monaco et je débarque à Paris en toute candeur. Je ne connais personne. Mais j’ai la certitude des fous. J’ai la foi, même si beaucoup cherchent à me décourager. Ma voix n’est pas faite pour le théâtre, disent-ils.

Aviez-vous des modèles?

Non. Parce que je suis entrée dans ce monde avec une grande inculture cinématographique et théâtrale. Je ne savais rien de rien. Ça m’a donné une indépendance d’esprit. C’est en entrant dans un cours d’art dramatique que j’ai rencontré Shakespeare. J’ai lu toute son œuvre, puis tout Tennessee Williams, tout Marivaux. J’étais affamée.

Pourquoi Cassandre aujourd’hui?

J’ai grandi avec les personnages d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide. Ils étaient aussi importants que les oncles et les tantes. Cassandre, je l’ai toujours aimée. Elle annonce la vérité, on l’ignore, mais elle seule sait les mécanismes qui se mettent en place pour que la guerre se fasse. Christa Wolf raconte ça: la stupidité, l’ambition, l’égoïsme, la volonté de pouvoir qui rendent possibles la guerre de Troie et celles qui dévastent la Syrie ou l’Afghanistan.

A l’origine du spectacle, il y a Michael Jarrell, sa musique dans laquelle se lovent les mots de Christa Wolf. Comment vivez-vous cette partition?

Elle épouse les méandres de la pensée, ses télescopages. Ce sont des éclats de conscience. Cassandre est vaincue, elle va mourir, et elle revoit sa vie, les flashes de la guerre, un souvenir d’enfant. Ce n’est pas intellectuel, c’est sensoriel. C’est une vérité d’avant la mort. Il n’y a plus rien à perdre, plus rien à gagner.

Comment mémorise-t-on un texte si littéraire?

Il y a ce travail en solitaire qu’on peut faire dans sa baignoire, dans la rue, dans le métro, assise à un dîner où on s’ennuie. Il faut s’approprier le texte, qu’il devienne comme votre pensée. Cette œuvre ne souffre d’aucune pesanteur formelle. C’est une pensée libre, très moderne, avec des ruptures de ton. C’est littéraire et tout d’un coup très quotidien.

A quoi êtes-vous d’abord sensible quand vous lisez une pièce?

Au style. Dès que le verbe est beau, j’ai envie de le proclamer. C’est comme quand on réveille celui qui dort à côté de vous: «Ecoute, écoute, comme c’est beau…» La prose de Christa Wolf est magnifique, comme celle de Marguerite Duras que je vénère.

Quand savez-vous que vous serez le personnage d’une pièce?

C’est tout de suite ou jamais. Quand je lis ce qu’on me propose, je suis comme un chien dans la forêt, c’est obscur, mais je sens la piste. Il faut que j’éprouve une complète adéquation avec ce que dit le personnage, avec ce qu’il ressent. Non qu’il soit comme moi, mais je dois avoir envie d’être sa voix. Je n’ai pas de stratégie de carrière. Jamais. C’est le désir qui commande.

A quoi sert un metteur en scène?

J’attends de lui un regard moins immédiat que le mien. Moi, je suis un geyser. Au théâtre, le metteur en scène, même s’il se trompe, voit des choses que l’acteur ne peut pas voir. S’il trouve qu’un comédien a été trop mou, trop rapide, il a raison. Mon travail avec Hervé Loichemol m’a plu parce qu’il était très vigilant et jamais arbitraire.

Vous avez une voix particulière.La travaillez-vous?

Non. Je n’ai pas une voix théâtrale, timbrée, qui porte. C’est pour ça que j’aime mon époque. Maintenant, on peut recourir au micro. On n’est plus obligé de hurler pour dire «Je vous aime».

Vous êtes lectrice, comment s’organise votre bibliothèque?

Je range mes livres par pays, jamais par ordre alphabétique. Je suis trop désordonnée pour ça. Dans ma bibliothèque, il y a les Japonais, les Anglo-Saxons, les Français, les Grecs, les thrillers. Et puis je fais cette autre distinction: les livres d’un côté, la littérature de l’autre. La littérature, c’est un style, une pensée, quelque chose d’énorme. Les livres, eux, racontent une histoire. Je suis friande des deux. La seule chose que je ne peux pas faire, c’est lire sur une liseuse. Je suis physique. J’ai une telle joie quand j’entre dans une librairie. C’est une promesse de bonheur.

Le livre que vous aimez offrir?

Toujours des petits pour ne pas embarrasser. J’aime offrir de Rainer Maria Rilke Lettres à un jeune poète, parce que c’est foudroyant. A quelqu’un qui ne lit pas, Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig. Ou des romans courts d’Edith Wharton. Je n’offre pas de poésie, parce que c’est trop privé.

Etes-vous lectrice de poésie?

Longtemps, j’ai cru que je détestais ça. Ce n’est plus le cas. J’ai une connaissance absolue de toute la poésie contemporaine russe. Ossip Mandelstam, Marina Tsvetaïeva, Anna Akhmatova me bouleversent parce qu’ils mettent leur vie en péril en écrivant.

D’où vient cette passion de la lecture?

J’ai lu très jeune, trop jeune. Je passais mes grandes vacances toute seule à un âge où d’habitude on a des fiancés qui vous emmènent dans des voitures décapotables. Je me rappelle notre maison au fond des bois, une propriété familiale près de Fontainebleau. C’était un rendez-vous de chasse, il n’y avait pas l’eau courante, on s’éclairait à la lampe à pétrole. Mais il y avait la bibliothèque de mon grand-père et c’était dingo. C’est là que j’ai découvert Proust, encore adolescente. J’étais sidérée.

Que devez-vous à votre père, officier de cavalerie, ami du prince Rainier?

Le sens de la liberté et l’indépendance d’esprit. La bonté aussi: il considérait de la même façon les puissants et les fragiles. A maman, je dois une réserve, une façon d’avancer masquée. Je lui dois aussi l’amour des familles, des rituels. Et aussi la beauté des maisons, des repas. Ça m’a marquée. On pouvait vivre dans des cabanes à lapins, mais on avait le devoir de rendre la vie belle.

Que vivez-vous sur scène?

Pour moi, c’est comme sauter dans le vide. Je ne suis pas consciente. J’oublie tout. C’est comme sur un cheval. Il ne faut pas se laisser trop dominer par l’émotion, sinon l’animal le sent. Ni être trop distant. C’est une alchimie bizarre. C’est pour ça qu’il faut invoquer les dieux. Ça se passe ou ça ne se passe pas. C’est la raison pour laquelle je n’aime pas jouer longtemps un même spectacle. La magie de la scène ne peut pas opérer sans arrêt.

Que vous a transmis François Truffaut?

L’enthousiasme. Il s’investissait complètement dans ses films. Par la suite, j’ai toujours cherché chez les cinéastes cette qualité. Cette idée que tourner un film est un privilège. Ça ne dure que deux mois, il ne faut pas en perdre une bribe. Je n’ai jamais eu peur des gens violents du moment qu’ils étaient enthousiastes. Les grands metteurs en scène ont certes une œuvre, mais ils recommencent tout à chaque fois.

Votre idéal de jeu?

J’aspire à oublier que je suis une actrice. C’est ce qui m’arrive avec Gérard Depardieu. Quand on est ensemble sur scène, on joue et on oublie tout le reste. Il y a comme une innocence, le bonheur de la première fois.

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Fanny Ardant

A propos de ses débuts

«C’était un peu Charles Dickens. On me dissuadait de faire ce métier. On me reprochait ma voix. Mais j’avais la certitude des fous»