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Les fantasmes paysans de Gustave Roud

Pendant toute sa vie, le poète de Carrouge a noté ses promenades, ses travaux, les détails de la vie quotidienne. Et aussi les affres de la solitude et du désir. Le «Journal», enfin réédité et complet, montre la genèse de ses écrits littéraires.

Gustave Roud. Journal 1916-1971. Vol. I et II. Texte établi et annoté par Anne-Lise Delacrétaz et Claire Jaquier. Empreintes, 413 p. et 389 p.

Publié en 1982 par Philippe Jaccottet, le Journal de Gustave Roud était épuisé depuis longtemps. Réédité aujourd'hui, alors que l'œuvre du poète de Carrouge (VD), entrée dans la collection Poésie/Gallimard, semble sortir enfin de sa confidentialité, cet ensemble de textes discontinus, mais tous portés par une seule passion, nous ouvre toutes grandes les portes de l'atelier poétique de l'auteur d'Essai pour un paradis.

Rééditer un journal intime, c'est lui donner un nouveau visage, Claire Jaquier le rappelle et l'explicite dans son excellente préface. Ici, tous les documents (cahiers, feuillets épars, carnets) qui se rattachent à l'écriture au jour le jour du diariste ont été reconsidérés, établis, classés, avec une profonde et minutieuse connaissance du parcours du poète: le total des pages présentées s'en trouve augmenté de presque un tiers; les notes d'édition permettent de reconstituer l'origine des textes rassemblés dans les deux élégants volumes publiés par les Editions Empreintes.

Inutile de chercher dans ces pages la confession d'un moi exacerbé. La vie sociale, les événements politiques ou littéraires, les amitiés littéraires (dont témoigne si bien la vaste correspondance du poète), ses rares voyages apparaissent de loin en loin seulement. Roud n'est pas Amiel. Est-il pour autant retiré dans sa tour d'ivoire? Voici ce qu'il écrit en 1964: «Le poète peut vivre jusqu'à l'agonie et peut-être jusqu'au refuge dans la mort les souffrances d'une victime de la guerre et des tortures […] Il «communie» beaucoup plus humainement et charitablement que le théoricien «engagé.» L'expérience intime dont témoigne le Journal authentifie ce propos.

Autant qu'un journal, nous lisons ici des carnets de travail, puisque tous ces textes ont été écrits, conservés, relus, interrogés et, pour certains, recopiés par Gustave Roud en vue de l'œuvre à venir, dont ces pages proposent en quelque sorte la doublure mouvante. Dispersion et composition: l'effort du poète se situe dans la tension nécessaire entre ces deux états de textes. «Je m'amuse à relire ces instants décomposés. L'envers du lyrisme.» C'est sur cette perception aiguë du fragmentaire et du discontinu, expérience moderne s'il en est, que se fonde l'exigence de continuité de l'auteur de Requiem.

La note prise sur le vif, sur les lieux, est indispensable au poète pour capter le réel; ces «rapts obliques, sans rien de concerté», sont garants de la «réversibilité» à laquelle il aspire, du réel au poème, puis du poème à la réalité fugace. «Je sens combien les regards de biais, instantanés, et les paroles cueillies au hasard me permettent de réinventer.» Les saisons, les travaux des champs, les rencontres avec les amis paysans, les routes et les villages d'une région étroitement circonscrite constituent donc l'essentiel de ces pages. La vie quotidienne apparaît aussi, «la septantaine d'arrosoirs» des soirs de juillet, l'écoute assidue des concerts à la radio, la peinture, la table à écrire, les lectures que l'on sent nombreuses, dont le Journal ne rend compte qu'en passant.

Si ces notes émerveillent par leur précision picturale et l'extrême subtilité du coloriste, elles envoûtent par la force bouleversante du désir, charnel et affectif d'abord, puis métaphysique, qui les traverse. Le diariste vit «de regards, et d'attente, des jours entiers». La passion impossible qu'il voue à ses amis paysans est source de joie et de douleur. Roud reste ici un homme «séparé», dont la solitude absolue, «extraordinaire», envisagée avec lucidité dès les premières pages du Journal, s'aggrave avec la mort de ses proches. Toujours plus lancinant, «le paradoxe présence = absence», dont le poète a l'intuition intermittente, oriente son ascèse existentielle et poétique, cette quête toujours plus difficile des éclats du paradis «dispersés sur toute la terre», selon une célèbre phrase de Novalis.

«Que craindre de la monotonie, quand elle est puissante», demande le poète: le lecteur de ces pages, en tout cas, n'a vraiment rien à craindre.