La légende circule le long du Doubs qui fait frontière, comme on sait, entre la France et la Suisse. Un jour, une jeune femme descendit à cheval jusqu'à la rive du haut de la côte helvétique. Elle se trouvait dans un état d'inquiétude extrême. Il lui fallait au plus vite traverser la rivière et rejoindre la côte française pour retrouver sa mère grièvement malade. Elle était la fille d'honnêtes gens de Morteau et avait trouvé un époux en Suisse. Le batelier de service lui dit son prix. La jeune femme réalisa alors avec effroi qu'elle était partie de chez elle sans argent. Dans sa précipitation, elle avait oublié sa bourse.
Le batelier fut catégorique: pas d'argent, pas de traversée. Elle le supplia de prendre pitié d'elle, lui assura qu'elle le paierait dès le lendemain, lui proposa son manteau en gage, son cheval même. Elle pleura, supplia encore. Rien n'y fit. Dans un sursaut désespéré, elle monta alors sur son cheval et s'élança dans la rivière. Les flots avalèrent et la dame et la bête.
L'histoire n'est pas finie. L'année suivante, le même jour et à la même heure, la jeune femme réapparut. Le batelier était en train de rentrer dans sa cabane, heureux d'une journée de traversées lucratives. Quand ses yeux se posèrent sur la cavalière, il fut saisi: son regard était dur, terrible. Elle le prit par le bras d'une main glacée et forte comme le fer. Elle l'entraîna jusqu'au fond de la rivière puis le jeta sur la rive. Quelques heures après, il était mort.
Cette histoire est rapportée par Xavier Marmier dans son Voyage en Suisse paru en 1860. Cet auteur de Pontarlier est cité dans un livre qui vient de paraître et qui ravira les amoureux des berges de la rivière franco-suisse: Le Doubs au fil des textes. Du XIXe siècle à aujourd'hui (Editions Alphil), signé par Daniel Sangsue. Le professeur de littérature française à l'Université de Neuchâtel réunit un essai sur la représentation du Doubs dans la littérature et une anthologie de textes, de Stendhal, d'André Beucler, de Bernard Clavel, entre plusieurs autres.
Et puis, tout à la fin, se glisse le journal d'un inconnu. Daniel Sangsue explique qu'un restaurateur des bords du Doubs, connaissant son intérêt pour les manuscrits trouvés, lui a rapporté un carnet Moleskine oublié un dimanche de novembre 2014 par un de ses clients. Malgré une petite annonce insérée dans un journal local, aucun promeneur n'est venu réclamer son carnet. Le récit de ces dimanches au bord du Doubs constitue aujourd'hui le plus long extrait de l'anthologie. On devine qu'il parcourt des chemins d'enfance. On sent le rythme lent des eaux et de la marche. Qu'est devenu le marcheur? Revient-il encore au bord du Doubs, année après année? Daniel Sangsue précise qu'il tient toujours le carnet à sa disposition.