Le fascisme vu depuis les vécés
Festival de cannes
Quinzaine des réalisateurs: l’Argentin Diego Lerman surprend avec «L’œil invisible»
Section peu accessible pour la presse, la Quinzaine des Réalisateurs récompense pourtant parfois le détour. Mieux qu’un salon des refusés, cette section indépendante complète la sélection officielle du festival grâce à un autre regard (celui de Frédéric Boyer, qui a succédé cette année à Olivier Père) et d’autres critères de sélection. C’est flagrant dans le cas de «L’oeil invisible (La mirada invisible)», un très beau film qui souffre du double handicap d’une facture plutôt classique et d’un thème historique quasiment «classé»: la dictature argentine (1976-1983).
Il faut aussi dire qu’on n’attendait pas forcément cela de Diego Lerman, jeune cinéaste primé à Locarno en 2002 pour «Tan de repente», un «road movie» au féminin et en noir et blanc typique du nouveau minimalisme argentin. Son troisième opus (après «Mientras tanto», peu remarqué à Venise) est tout le contraire de ce début en roue libre, peu satisfaisant: un film précis comme du Michael Haneke, tendu comme du Marco Bellocchio, cruel comme du Arturo Ripstein. Et bien sûr – avec de tels modèles, conscients ou non - éminemment métaphorique.
Tiré d’un roman («Ciencias morales» de Martin Kohan), c’est le récit d’une jeune femme qui, en 1982, officie comme surveillante au Lycée national de Buenos Aires, l’école chargée de former la future élite du pays. Employée zélée, elle est «l’œil invisible» chargé d’y débusquer les premiers signes du «cancer» de la subversion. Mais cette fille sèche, pas belle et encore vierge qui vit avec sa mère et sa grand-mère ne peut s’empêcher d’éprouver des attirances, qui l’emmènent sur la pente glissante de la perversion. Et lorsque son chef paternaliste commence à s’intéresser de plus près à elle, on sent que tout cela ne peut que très mal finir…
En effet, la scène de viol finale dans le vécés est abominable. D’autant plus qu’on peut se dire que cette «collabo» l’a au fond bien cherché! Et le cinéaste d’enfoncer le clou en finissant sur un document d’époque montrant une foule compacte acclamant le discours belliqueux d’un général au début de la Guerre des Malouines. La nature profonde du fascisme est perverse, semble dire Lerman, lui-même né en 1976 dans une famille d’opposants au régime. Magistral, ce film qui donne parfois l’impression de se dérouler dans l’Espagne de Franco ou l’Italie de Mussolini en démonte en tous cas la logique intime de manière implacable.