Patrimoine
Le rapport Savoy-Sarr présenté en France fin novembre préconise des modifications législatives pour faciliter le retour définitif dans leurs pays d’origine d’œuvres africaines accaparées pendant la colonisation. La Suisse suit de près ce mouvement de restitution

Vous trouverez à la fin de cet article l'interview de Marie-Cécile Zinsou, la directrice de la Fondation Zinsou d'art contemporain au Bénin. Figure aussi dans cet article un lien vers une lettre du musée Barbier-Mueller, arrivée très tardivement, après plusieurs relances et après la publication en ligne de cet article.
Sur le même sujet vous pouvez aussi lire:
- notre éditorial: Dakar, Tervuren, Genève
- une tribune du directeur du Musée d'art et d'histoire Jean-Yves Marin: La fin des musées prédateurs (octobre 2018)
- un texte de notre chroniqueuse Marie-Hélène Miauton: Faut-il rendre les œuvres d’art aux pays d’origine?
Dans un musée. Un homme, noir, près d’une vitrine avec des objets africains, se fait expliquer leur origine par une conservatrice, blanche. Puis: «Comment croyez-vous que vos ancêtres l’ont eu, ils ont payé un juste prix ou ils l’ont pris… comme ils ont pris tout le reste?» La conservatrice s’effondre, empoisonnée, et l’homme avec des complices casse les vitrines, tue les gardes et s’empare d’un précieux sabre.
Black Panther n’est qu’un film, mais ce blockbuster identitaire américain a battu tous les records en 2018, au point d’être cité comme emblématique du désir d’en finir enfin avec le musée colonial et prédateur par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, l’historienne de l’art française et l’économiste sénégalais, auteurs d’un rapport pour le président Macron qui fait trembler les conservateurs de toute l’Europe. Car si les questions de propriété et de transferts de patrimoine sont discutées dans les musées et les écoles d’art depuis des décennies, eux proposent d’entrer dans une phase concrète de restitution pour l’Afrique subsaharienne avec un modus operandi législatif et une feuille de route en trois phases. Emmanuel Macron a déjà annoncé le retour au Bénin de 26 œuvres réclamées par Cotonou depuis 2016, tout en prenant soin de demander aux Ministères des affaires étrangères et de la culture d’explorer aussi les pistes de prêts ou d’échanges temporaires. Mais pour la première fois, une ancienne puissance coloniale envisage des restitutions à grande échelle aux Etats qui en feront la demande.
Lire: Un rapport français choc veut rendre leurs œuvres spoliées aux Africains
Le fait du prince
«Je trouve amusant que pendant si longtemps, la France ait invoqué l’imprescriptibilité et l’inaliénabilité de ses collections pour refuser tout retour et qu’un beau jour, le président puisse changer tout ça.» Dans son bureau du Musée d’ethnographie de Genève (MEG), Boris Wastiau sourit. Comme beaucoup d’autres musées, le MEG s’est construit et développé dans un contexte colonial. Sans avoir eu d’empire, la Suisse a profité de la colonisation par ses missionnaires, ses marchands, ses armateurs, ses explorateurs, ses hommes d’affaires, ses collectionneurs. «Quels euphémismes que ces termes de «récolte», de «collecte» quand la domination était si violente et qu’on ne pouvait pas résister!»
Sur environ 80 000 objets, le musée compte aujourd’hui 16 703 œuvres en provenance d’Afrique, une grande partie provenant des anciennes missions évangéliques de Genève. «Acquis en 1944 du pasteur Fernand Grébert, missionnaire au Gabon de 1913 à 1931»; «Collection Alfred Bertrand. Don d’Alice Bertrand en 1940. Collectée par l’explorateur probablement en 1909 à la station missionnaire de Mafube»: même sur le site internet, les cartouches sont le plus clair possible. «Nous sommes un des musées les plus transparents sur la provenance, et le prochain accrochage sera encore plus explicite, il faut pouvoir dire dans quel contexte précis l’objet a été fabriqué, donné, vendu…» Pour Boris Wastiau, qui a fait ses armes au Musée royal d’Afrique centrale de Belgique, la question de la restitution n’est qu’une partie d’une histoire plus globale, c’est presque l’arbre qui cache la forêt, quand la colonisation a laissé tant de traces et que les enjeux économiques et politiques restent si forts. Pourquoi seule l’Afrique subsaharienne devrait-elle être concernée, pourquoi ne parle-t-on pas des archives, pourquoi la question n’est-elle pas empoignée au niveau européen? Lui l’affirme en tout cas, le MEG est équipé, philosophiquement et techniquement, pour organiser des restitutions si la ville le demande.
«Le débat sur les restitutions est légitime, observe justement Sami Kanaan, le maire de Genève, on suit la question avec intérêt.» La ville dispose depuis 2009 d’une commission de déontologie chargée «d’évaluer les modes d’acquisition passés et présents et de proposer, si nécessaire, d’éventuelles restitutions ou coopérations», sur le mode du Code de déontologie de l’ICOM, le Conseil international des musées. «On a eu très peu de demandes concrètes de ce type jusqu’ici, la Suisse n’a pas le passé de la France.» Mais il pointe aussi l’intérêt de ces collections pour la sphère locale: «Genève est une ville multiculturelle, et il y a toujours des gens pour qui les collections résonnent, il n’y a qu’à voir le public des Religions de l’extase au MEG, une audience à la fois internationale et très locale.»
«Tout le monde observe»
Les restitutions ponctuelles ne sont pas nouvelles en Suisse. En 1930, Genève a renvoyé à Shinagawa sa cloche, disparue au Japon en 1873 et réapparue en Suisse en 1876 – c’est une réplique qui figure aujourd’hui dans le parc de l’Ariana. En 2015, un sarcophage romain a été rendu à la Turquie, en novembre 26 pièces archéologiques à l’Egypte, et quelques autres affaires ont agité le milieu des amateurs d’art, entre marchands peu prudents ou regardants, ports francs, et pedigrees traficotés. Mais c’est à des restitutions d’une tout autre ampleur que pourrait donner lieu le rapport Savoy-Sarr en France.
«En Grande-Bretagne, en Allemagne, en Belgique, tout le monde observe ce qui se passe, commente le directeur du Centre du droit de l’art de l’Université de Genève, Marc-André Renold; il va sans doute y avoir un effet d’entraînement. Le rapport dit clairement qu’il faut rendre les butins de guerre et les œuvres dont on ne peut pas établir qu’elles ont été acquises par un consentement libre, il y a une marge de manœuvre; mais comment prouver quelque chose qui s’est passé il y a cent ans? Ensuite, le texte ne prononce jamais le mot de «prescription», pourtant c’est tout le problème, tous les actes commis à l’époque sont prescrits depuis longtemps. De plus, les conventions internationales en la matière ne sont pas rétroactives et ne couvrent pas ce qui s’est passé avant 1970. Cependant, il y a le droit et il y a l’éthique, et si j’étais un musée suisse, je regarderais sous l’angle de l’éthique: d’où vient cet objet et est-ce que je peux le garder?»
La Suisse a transposé la Convention de l’Unesco de 1970 en 2005, dans sa loi sur le transfert des biens culturels. Des accords bilatéraux ont aussi été passés. C’est dans ce cadre que l’Office fédéral de la culture vient de remettre 26 biens culturels archéologiques à l’ambassade d’Egypte à Berne, des pièces illégales qui avaient été confisquées. Le devoir de transparence s’est imposé, et le chef de la section musées et collections de l’OFC, Benno Widmer, est très clair: «Les provenances ne doivent faire l'objet d'aucun soupçon sinon il faut faire des recherches supplémentaires, c’est un message fort de la Confédération. Le moment est décisif car les musées sont en train de numériser leurs collections. Nous exigeons la transparence de nos musées. Par ailleurs nous avons mis au concours des soutiens financiers pour les musées tiers, à hauteur de 2 millions de francs. La priorité de ces soutiens va à la recherche de provenance d’art spolié à l’époque nazie.»
L’éléphant dans la pièce
Volonté de transparence des musées publics, outils législatifs et bonne volonté des pouvoirs publics: le rapport Savoy-Sarr trouve un écho en Suisse, avec des compromis: personne ne souhaite que les musées soient vidés. C’est l’idée d’un rééquilibrage, d’une nouvelle relation entre musées du Nord et musées du Sud qui fait son chemin. Marc-André Renold a envoyé des propositions de «propriété partagée» aux auteurs du rapport français, et Jean-Yves Marin, le directeur du Musée d’art et d’histoire de Genève, également à la tête de la commission de déontologie genevoise, voit le musée de demain comme une coopération qui ferait tourner les œuvres, au service de la société. «Je souhaite que cela change la donne, mais je suis pessimiste sur l’impact, en raison du lobby des antiquaires, des marchands; c’est un peu un manifeste du moment», confie cependant l’anthropologue de l’Unige Eric Huysecom, en partance pour l’inauguration du tout nouveau Musée des civilisations noires de Dakar (30 millions d’euros payés par la Chine), hasard de l’actualité. «Les musées publics suisses n’ont plus de grandes pièces litigieuses, mais que fait-on avec les grandes collections privées, en Suisse alémanique, à Genève?»
Lire aussi: La fin des musées prédateurs. Tribune de Jean-Yves Marin (octobre 2018)
Nous avons sollicité plusieurs fois pour cet article le Musée Barbier-Mueller, qui abrite l’éblouissante, la plus importante collection privée au monde d’art africain, sans succès*. Le musée a rendu en 2010 un masque makondé à la Tanzanie, où il avait été volé en 1984. «Ce n’était pas une restitution mais bien un don, corrige le professeur Renold, le musée l’avait acquis légalement et de bonne foi, sans savoir qu’il avait été volé.» Une compensation financière a aussi été payée. De vieux dossiers de demandes venant du Mali ou du Nigeria sont toujours au point mort. «Qui sait ce qu’abritent ces collections? La première étape serait la transparence dans l’historique d’acquisition», insiste Eric Huysecom. «Il y a des milliers d'objets des réserves des musées privés qui ne sortent jamais, la première des choses à faire est de les mettre en ligne», précise Jean-Yves Marin.
Le rapport Savoy-Sarr ne concerne que les musées publics en France, mais la question des dons avec restrictions va se poser: parfois, les musées reçoivent des legs privés à condition qu’ils les exposent. Pourront-ils les laisser partir? Combien de pays feront des demandes, pour quels objets? Prochaine étape pour en savoir plus: la conférence internationale que veut convoquer Emmanuel Macron début 2019.
* Tard jeudi 6 décembre, après la publication de cet article dans sa version web, nous avons finalement reçu une réponse/réaction du musée Barbier-Mueller, que nous publions telle quelle, par souci de faire avancer le débat. Nous pourrons y revenir ultérieurement.
Rendre à qui et comment?
Les restitutions peuvent parfois être compliquées. Le président bolivien Evo Morales s’est félicité en 2014 du retour d’une statuette du dieu de l’abondance Ekeko qui trônait au Musée d’histoire de Berne depuis 1929, achetée aux héritiers d’un ethnologue qui l’avait échangée contre une bouteille de cognac en 1858. Mais la bonne nouvelle d’un partenariat «gagnant-gagnant» s’est un peu gâtée quand il s’est avéré que la précieuse statuette allait être présentée au public, loin de la protection d’un musée… «Il faut accepter que les objets reprennent leur vie propre», estime Boris Wastiau; c’est aux pays d’origine de décider qu’en faire.
Restituer exige de savoir aussi à qui. Le rapport Savoy-Sarr préconise de rendre les objets aux Etats, à charge pour eux d’éventuellement les transmettre aux autorités ou aux villes concernées – ce qui peut s’avérer compliqué dans certains pays où des minorités sont en désaccord avec l’Etat central.
«Il y a une grande méconnaissance de l’Afrique et de ses musées. Certaines réactions sont à la limite du racisme, quand il est dit qu’on n’a pas les moyens d’accueillir ces œuvres», juge Marie-Cécile Zinsou, présidente de la Fondation Zinsou au Bénin, une des voix africaines pour le retour des objets pillés. «Le Bénin ne peut pas être le seul endroit au monde où on ne pourrait pas voir des objets du Bénin. Et le patrimoine universel ne peut pas être réparti seulement sur quelques degrés de latitude.» Hier a été inauguré à Dakar un Musée des civilisations noires à la pointe de la technologie.
«Nous demandons un rééquilibrage»
Marie-Cécile Zinsou dirige une fondation d'art contemporain à Cotonou, et défend depuis longtemps le retour en Afrique des œuvres accaparées par la France pendant la colonisation - le Bénin a fait ses premières demandes officielles en 2016.
Le rapport Sarr Savoy crée des remous dans toute l'Europe...
Oui, il va légèrement changer le cours de l'histoire. Mais il n'a un impact que sur les anciennes puissances coloniales, les musées privés ne sont pas concernés, ni les marchands, il n'est pas question de chasse à l'homme, on ne va pas rejouer l'histoire à l'envers. Ce n'est pas la première fois qu'il y a des restitutions de musées français, dans des cours d'histoire de l'art auxquels j'ai assisté, Bénédicte Savoy explique ainsi comment le Louvre s'est déjà séparé d'œuvres au XIXe!
Comment jugez-vous les réactions qui ont accompagné la publication du rapport Sarr Savoy?
Il y a une grande méconnaissance de l'Afrique et de ses musées. Certaines réactions sont à la limite du racisme, quand il est dit qu'on n'a pas les moyens d'accueillir ces œuvres. Et je trouve la vision du musée du Quai Branly étrange lorsqu'il évoque un partenariat technique d'accompagnement. C'est important de raconter l'histoire de ces objets, et il y a un désir aussi en Afrique, l'exposition que nous avons montée en 2006 sur le trésor royal de Behanzin a eu énormément de succès. Dans les commentaires sur le livre d'or, les visiteurs sont fiers, et beaucoup réclament le retour définitif de ces œuvres que nous avait prêtées le musée du Quai Branly à l'époque.
Des conservateurs en France, comme le patron du musée du Quai Branly justement, mais aussi en Suisse, défendent l'idée d'œuvres ambassadrices, qui pourraient être partagées et voyager entre plusieurs pays, n'est-il pas temps d'inventer un nouveau statut à ces pièces au passé si particulier?
C'est une avancée très intéressante, mais un peu comme la Paix dans le monde ou les Accords sur le climat, c'est totalement utopique. Nous demandons seulement un rééquilibrage, le Bénin ne peut pas être le seul endroit au monde où on ne pourrait pas voir des objets du Bénin. Et le patrimoine universel ne peut pas être réparti seulement sur quelques degrés de latitude.
Bon à savoir
On dénombre 500 musées sur le continent africain, aux moyens et au fonctionnement très divers.
Une statue Senoufo s’est arrachée pour 12 millions de dollars chez Sotheby’s à New-York en 2014.