Felwine Sarr: «Il ne faut pas rester prisonnier d’une histoire traumatique»
Parfois considéré comme radical, Felwine Sarr ouvre cependant des portes sur une société qui peut réapprendre à vivre ensemble. Il faut savoir se tourner vers le futur, dit-il, et guérir

Il arrivait des Ateliers de la pensée de Dakar, occupe le terrain genevois à l'invitation de la Licra-Genève cette semaine et retourne ensuite au Sénégal, tout en gardant un œil sur l’Université Duke en Caroline du Nord, où il a été nommé professeur de philosophie africaine contemporaine et diasporique: entre les trois continents où il s’affaire, Felwine Sarr est un homme très occupé. N’allez pas en conclure pour autant que c’est un homme pressé: garder du temps pour l’imprévu et la rencontre reste capital pour lui, qui s’intéresse à tant de choses. On devrait se souvenir que les horloges ont été inventées pour permettre les rencontres, rappelle-t-il.
Le Temps: Comment se passe votre séjour genevois?
Felwine Sarr: Je suis content, la conférence à l’université dans un master d’études africaines s’est bien passée, il y avait beaucoup de jeunes Africains de la diaspora et pas seulement, des collègues professeurs, des doctorants. La discussion sur la place de l’Afrique dans le monde était très stimulante.
Lire aussi: Felwine Sarr en ses scènes genevoises, une restitution
La Suisse bruisse de débats sur l’origine de ses collections dans ses musées ethnographiques. Peut-on comparer la situation ici avec ce qui se passe en France ou en Belgique?
Il y a une vraie différence entre les pays qui ont eu des colonies et y ont exercé du pouvoir avec de l’administration, et ceux qui ont contribué indirectement au fait colonial, comme la Suisse, via le commerce, la science – les Suisses ont beaucoup contribué à la crâniométrie par exemple. Mais quand il n’y a pas eu de rapport frontal, ça change l’altérité. Les Belges sont venus vivre au Congo, les Français sont allés dans 17 pays d’Afrique, ce n’est pas pareil. La question du rapport à l’histoire revient sur le devant de la scène, et il faut la déconstruire. Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas tout le passé, ce sont les réminiscences du passé dans le présent, les traces d’un imaginaire colonial sur aujourd’hui: qu’est-ce que ça fait, un passé colonial dans la construction d’une altérité éco-contemporaine? Il existe près de 80 000 descendants qui vivent ici, et il semblerait que les Noir-e-s représentent 47% des actes racistes recensés. Dans quel imaginaire cela se produit-il, comment on soigne cette relation?
Quel bilan tirez-vous de la réflexion des musées ethnographiques, trois ans après votre rapport?
Je suis insatisfait. Rien que le terme d’ethnographie doit être remis en cause fondamentalement, c’est un pêché originel. AfricaMuseum, à Tervuren en Belgique, a essayé de se refaire, mais ce n’est pas assez radical, ils ne sont pas allés jusqu’au bout. Le National Museum of the American Indian, à Washington, a fait un vrai travail de co-création. Mais la catégorie d’ethnographie elle-même est problématique. Que se passe-t-il quand un musée prend les objets des autres et qu’il les intègre? Comment peut-on parler des autres sans les autres? On neutralise l’interrogation radicale que la culture de l’autre nous adresse, en domestiquant les objets des autres dans nos catégories à nous. Il faut créer des musées de la relation.
Vous en avez surpris certains dans la visite du MEG à Genève, en remettant en cause la légitimité de la conservation. Comment déterminer ce qui doit être conservé et le reste?
C’est la question du feu et de la cendre, comment laisser la cendre et garder le feu, qu’est-ce qui va féconder le présent? On ne peut pas tout emporter, parfois il faut laisser des productions culturelles tomber dans l’obsolescence: on ne peut pas surcharger la barque. Les sociétés africaines ont un rapport à leur histoire et aux anciens différent de celui des sociétés européennes. En Europe, il y a des spécialistes dont le travail est de transmettre, ce sont les historiens, cela ne passe pas par les familles. Dans ma culture, on connaît sa généalogie jusque sept générations, on l’apprend tout petit, et la cohabitation intergénérationnelle joue aussi. Dans les villes, l’urbanité a modifié ces comportements, mais la ruralité représente encore 52% des gens en Afrique.
La première carte de l’exposition du MEG indique que les territoires des peuples autochtones représentent 5% de la surface de la planète, mais 80% de sa biodiversité. Hier a été rendue une nouvelle partie du 6e rapport du GIEC, et aujourd’hui vous avez beaucoup insisté sur l’importance d’un nouveau récit et d’une nouvelle cosmologie…
On se focalise trop sur les techniques mais il faut changer d’imaginaire et réarticuler notre rapport au vivant, et cela passe par des récits, des cosmologies du futur. Les neurobiologistes nous disent qu’on retient cinq fois plus une information négative qu’une information positive, dans une logique de survie: ce rapport est difficile à réformer car il est archétypal, il s’agit d’éviter le danger. Nous mettons plus d’intérêt dans ce qui inquiète que pour nous protéger, on est plus enclin aux récits complotistes et à la collapsologie qu’aux récits d’espoir selon lesquels la nature peut se régénérer. Comment trouver l’équilibre, insister sur l’urgence sans assommer… Cela pourrait passer par le roman, le cinéma, tous les ordres discursifs qui produisent des imaginaires et pourraient nous embarquer dans des visions plus positives.
Est-ce que la partie n’est pas perdue tant qu’on dira «l’homme et la nature», «agir pour le vivant», puisque la nature, le vivant, c’est nous…
Il y a tout un travail fondamental à faire sur le langage. Le lexique est séparatiste, il nous exclut de l’ordre du vivant et nous met dans une position de surplomb de la nature, d’exceptionnalité. Il y a une révolution sémantique à faire, j’essaye d’être bien conscient des implications du lexique mais ce n’est pas toujours simple. Mais même le mot «écologie» pourrait prêter à redire.
«Traces», votre pièce, est présentée à de jeunes publics. Que leur dites-vous?
Le message est dans la dernière partie: il faut de nouveau tourner son visage vers le soleil, se lever et marcher, reprendre le chemin de la guérison qui peut passer par l‘oubli. Il ne faut pas rester prisonnier d’une histoire traumatique. C’est un discours pour la jeunesse africaine, elle doit réaffronter le jour. J’aimerais bien jouer cette pièce en Afrique du Sud. Dans cette société très clivée qui porte encore les stigmates de l’apartheid, ce texte pourrait être entendu.