Mais qu'est-ce qu'un roman Harlequin? D'abord un livre lu par une lectrice, ciblée de 15 à 90 ans (98%). Les hommes (2%) ne s'en vantent pas, qui entonnent volontiers le refrain des intellectuels et gens de presse décriant le roman rose jusqu'à le considérer comme une littérature dégradante. Vraiment? Les lectrices, en tous les cas, balaient cette image de mauvais goût et bottent en touche ce prétendu hiatus entre une littérature qui serait «bonne» parce qu'elle élève l'esprit et suscite la réflexion, et une qui serait «mauvaise» parce que abrutissante.
«Lisez avant de juger!» tonne Donna Hayes lorsqu'on ose prétendre que le monde d'Harlequin n'est peut-être pas l'image la plus juste qu'on puisse donner de la vie amoureuse. «Au contraire, nos histoires sont très morales, avec un coup de foudre initial et une volonté de construire une relation durable qui s'épanouit dans le happy end.» Immuable canevas… Est-il imposé aux auteurs? Vice-présidente de la maison, Isabel Swift répond: «Chacune de nos collections est bien typée: passionnée et sexy, tendre et traditionnelle, historique, mystérieuse et intrigante, etc.» Ce sont des concepts de vente, non des livres au sens classique du terme. Seules les collections sont mises en valeur sur les étals, non les ouvrages pris individuellement. «Les auteurs doivent respecter le genre auquel ils participent. Nous nous contentons de donner quelques indications sur la longueur des phrases, le respect des attentes des lectrices. Enfin, l'histoire doit se focaliser sur un couple qui va résoudre ses problèmes amoureux par une solution harmonieuse, positive.»
Et lorsque ça ne marche pas, non, il n'y a pas de rewriters: «On peut aider un auteur à s'améliorer, on ne peut pas lui apprendre comment raconter une histoire qui touche les lectrices, les fait rire ou les fait pleurer. Comme tous les éditeurs, Harlequin ne se contente pas d'acquérir des histoires, nous nous donnons les moyens de travailler avec nos écrivains pour qu'ils sortent le meilleur d'eux-mêmes.»
Dawn Stewardson, auteur de plus de 20 romans Harlequin vendus au minimum à 200 000 exemplaires chacun, a parfaitement compris ce qu'on lui demandait en faisant sauter les clichés: «Les héroïnes sont des femmes fortes qui ne tolèrent pas les absurdités des hommes… On utilise souvent les romans Harlequin dans les thérapies pour femmes battues ou abusées.» A contrario, un article du Monde diplomatique de 1998 assénait: «Personne ne paraît trouver surprenant que des jeunes filles se gavent d'une littérature dont les effets étaient déjà dénoncés par Flaubert dans Madame Bovary.»
Au final, les chiffres, à faire pâlir d'envie n'importe quel autre éditeur, sont éloquents (voir l'encadré ci-contre) pour ces volumes presque exclusivement écrits par des auteurs anglophones, un catalogue dans lequel Donna Hayes avoue timidement «quelques millionnaires». Leur finalité quasi obsessionnelle consiste à occuper un maximum de places d'honneur dans la liste des best-sellers du New York Times, puisque Harlequin réalise 50% de ses ventes aux Etats-Unis, où 60% des femmes auraient déjà acheté au moins une fois un Harlequin dans leur vie. Loin devant la France, où l'éditeur canadien a conclu un joint-venture à 50-50 avec Hachette pour se hisser au rang de deuxième éditeur de livres de poche dans l'Hexagone.
Depuis le milieu des années 90, la production Harlequin, en quête de nouveaux marchés, s'est élargie à d'autres domaines comme les thrillers, les romans érotiques (soft, qu'on se rassure) ou la fameuse collection Red Dress Ink à l'attention des «citadines branchées», qui est – selon le slogan – «encore mieux que la carte bleue et le chocolat».
Au cours de 2002, la création du site multifonctionnel eHarlequin.com a assis cette politique de proximité, accroissant encore le pouvoir de séduction de la maison, qui réalise une bonne part de ses revenus en vente par correspondance. On peut aussi y apprendre comment écrire un livre et découvrir chaque jour un chapitre d'un roman à paraître, des quiz et une foule d'autres services. «Notre volonté de donner de la grandeur et d'instiller de l'innovation dans le domaine de la fiction féminine ne s'arrêtera jamais», précise Isabel Swift. Et Dawn Stewardson d'ajouter: «Un écrivain sait très bien que ce qui se lit bien ne s'écrit pas si facilement.»
Mais les diamants sont éternels… A preuve: une des trois fictions préférées de Candace Camp, qui a publié plus de 40 romans chez Harlequin, traduits dans une quinzaine de langues et vendus à près de 12 millions d'exemplaires? Autant en emporte le Vent de Margaret Mitchell, «le meilleur roman d'amour, toutes catégories confondues». Aujourd'hui solidement installées à hauteur d'environ 50% des revenus du groupe Torstar Corporation (qui édite notamment le quotidien The Toronto Star), les Editions Harlequin ont les reins aussi solides que ceux de Scarlett O'Hara.