A la Ferme des Tilleuls, la nature dénaturée
exposition
L’enjeu climatique, l’environnement menacé sont au cœur de nos esprits comme de multiples expositions. La Ferme des Tilleuls embrasse le thème en alliant l’inventivité et la poésie de quatre artistes contemporains à un regard averti sur le sujet

Un homme, en costume, joue du violon. Autour de lui, une forêt, au mois de novembre peut-être. Des branchages secs, des broussailles et des amas de feuilles mortes, de rares feuillages encore verts. Une lumière terne. Tout à coup, nous nous apercevons que le violoniste a commencé, imperceptiblement, à s’enfoncer dans le sol. Notre prise de conscience n’est pas immédiate, elle advient alors que le processus est déjà en cours. Mais une fois celui-ci enclenché, il est inéluctable, et l’homme ne tente même pas de lutter.
La terre peu à peu l’avale, il laisse faire et continue à jouer, jusqu’à être totalement englouti. Est-ce donc ainsi que se clôturera la partition musicale de l’humanité sur cette planète? En abandonnant, dans une imperturbabilité absurde ou noble, dans une indifférence fataliste ou poétique, les friches du monde qu’elle a dévasté? Laissant après elle une nature ravagée qui attend sa disparition pour renaître?
Passé, présent et avenir
L’imaginaire visuel puissant de Pauline Julier dans ce film – qui par son titre, Titanic, évoque une progression inexorable vers un naufrage que l’on ne peut plus empêcher – force notre attention, de même que l’ensemble de l’exposition Des Natures, qui dès son incipit engage activement le visiteur dans le parcours en lui adressant une série de questions, auxquelles les artistes présentés ont également répondu. Quel a été votre premier contact avec la nature? En avez-vous déjà eu peur? Quels sont vos actes quotidiens en sa faveur? Quelle expérience sensorielle liée à la nature vous a marqué·e? Comment imaginez-vous les Alpes dans cinquante ans?
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C’est un voyage entre passé, présent et avenir, à travers les regards que ces artistes portent sur la nature et sur son altération, sa dénaturation. Chacun à leur manière, ils nous invitent à penser notre relation à elle, que nos sociétés occidentales, en particulier, ont tendance à concevoir dans un rapport à la fois d’extériorité et d’appropriation consumériste, jusqu’à ne pouvoir l’imaginer en dehors de l’empreinte de l’homme et de sa raison, jusqu’à la confondre avec le paysage – ou pays «sage» selon Rabelais –, qui loin d’être naturel est un environnement construit, un «produit de l’art», pour évoquer les théories d’Alain Roger sur le thème. Aurions-nous plus de respect pour la nature si nous nous représentions nous-mêmes comme partie intégrante d’elle, plutôt qu’agissant sur elle?
Une exposition qui s’écoute
Anaëlle Clot propose ainsi l’émerveillement comme posture de résistance, recouvrant une dimension politique. Elle part du petit, de l’individuel, elle s’ancre dans la joie contemplative – en commençant par la sienne – d’observer la nature qui l’entoure, d’observer la variété fascinante des mousses, du lichen, de toute cette vie qui foisonne sur du bois mort. Un émerveillement qui se déploie ensuite dans l’imaginaire et sous la main d’une artiste qui se vit comme «faisant elle-même partie de la nature», et appréhende sa propre destinée comme «organiquement liée» à la sienne.
Certaines images élaborées par Charles Coturel, artiste en résidence à la Ferme des Tilleuls, explorent l’univers entièrement fabriqué, et quelque peu dérangeant, du parc d’attraction inspiré du film Avatar, dans des lithographies qui en saturent les couleurs. Des paysages artificiels qui évoquent l’emprise de l’homme sur son environnement à l’ère de l’anthropocène. Cette réflexion sur la construction de formes soi-disant «naturelles» se lit aussi dans ses superbes fusains élaborés à partir des planches du photographe ornementaliste allemand Karl Blossfeldt (1865-1932).
C’est aussi une exposition qui s’écoute, et l’œuvre sonore de Robert Torche, au cœur de laquelle une salle obscure et immersive nous plonge, nous offre, dans un télescopage des sons d’hier et d’aujourd’hui, de la forêt tropicale et du monde urbain, la possibilité d’approcher cette «dénaturation» par un autre canal sensoriel. On pourra poursuivre cette exploration sonore lors des balades proposées par Quentin Arnoux dans la ville de Renens.
«Rentrons en nous»
Car Des Natures nous invite également, à travers une série d’événements et ateliers – aussi essentiels, dans l’esprit des commissaires Florence Grivel et Chantal Bellon, que l’exposition à leur source – à déployer notre propre créativité et une certaine qualité d’attention et d’écoute. Si notre nature se perd et se dérègle, alors faisons-en la louange en la cherchant, à l’intérieur de nous-mêmes pour commencer. «Rentrons en nous», comme nous y a conviés Florence Grivel lors de son discours d’ouverture. Allons en nous-mêmes puiser la beauté, la justesse, l’harmonie, à l’image du chevalier errant décrit par Pauline Julier dans le film déjà évoqué.
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Longtemps, ce chevalier sillonne, sans but, sur des chemins forestiers, perdu dans les bois nocturnes comme au sein de sa propre armure, cliquetante et défaite. Jusqu’à ce qu’enfin il trouve, ou retrouve, dans un instant miraculeux de grâce créatrice, sa note propre. Il peut alors s’élancer avec aisance et légèreté sur la glace stérile, tournoyer librement dans une danse fabuleuse, et lancer un appel lumineux et sublime, profondément humain, au milieu de la nuit.
Des Natures, Ferme des Tilleuls, Renens, jusqu’au 19 juin.