Wikipédia a toujours raison: le blues est un «style où le chanteur exprime sa tristesse et ses déboires». Le blues, ce truc de geignards. Il suffit d’écouter Delgrès, l’un des groupes qu’on attend de pied ferme au dixième Blues Rules à Crissier. On a toujours l’impression qu’ils taillent leurs chansons sur une enclume perdue au fond d’un volcan, ils ont des mines d’équarrisseurs, chantent dans un créole marron des hommages à un colonel abolitionniste, trafiquent des guitares à vif et des révolutions champêtres, ils vous hurlent dessus des poésies antiques avec des rages d’aujourd’hui. Leur tristesse et leurs déboires, ils les fracassent à coups de beauté.

Cela fait dix éditions que Thomas Lecuyer, une tête de Tintin sous une mélancolie de marin, croit que le Mississippi a des affluents du côté de Crissier, entre la bretelle d’autoroute, le McDo et le restaurant étoilé, sur un champ entretenu au pied d’une demeure patricienne qu’on appelle Le Château. Avec son compère Vincent Delsupexhe, joueur de scrabble et intégriste de la note bleue, ils ont fabriqué (presque sans argent) un incroyable festival de poche, missionnaire, un rendez-vous presque instantané qui, en bordure d’été, rassemble ceux qui ne pensent pas que le blues soit seulement un style dont le chanteur exprime sa tristesse et ses déboires.

Odeur de bière et barbecue

Pour cette édition anniversaire, la dernière sur ces terres puisque des immeubles locatifs vont probablement prendre possession du champ, les organisateurs ont repris leur recette d’artisanat savant, de rencontres au sommet et d’histoires du bout de la nuit. Outre Delgrès, il faudra se jeter avec force sur Cedric Burnside, auréolé d’une nomination aux Grammys, natif de Memphis, une guitare et une voix qui se tordent comme des chats auxquels on fait respirer de la valériane. La dernière fois qu’il était venu à Crissier, Cedric avait fini par aider les bénévoles à démonter la scène, histoire de s’occuper.

C’est une tradition du Sud, ces concerts au champ, le dimanche, le barbecue, l’odeur de la bière, la musique qui n’est pas une chose exceptionnelle mais juste la peau du temps. Blues Rules, cette année, invite un musicologue, David Evans, un type qui a remis le blues du Delta au goût du jour, qui a dit à l’Amérique et donc au monde qu’il restait encore dans ce carrefour oublié une tradition universelle. David Evans joue aussi cet art qu’il aime tant écouter. Et puis, il y a des Suisses, comme ce griot du Burkina Faso, Djely Mamou Kouyaté, qui pratique un blues mandingue aux sécheresses désaltérantes.

On ne manquera pas non plus un Valaisan d’origine gitane, David Minster, neveu du rockeur vieux-continental Vince Taylor et beau-frère de Calvin Russell. David Minster est un enfant de la balle, un frisé en gilet de cuir pour lequel le blues n’est pas un style mais un réflexe. Peu à peu, on s’aperçoit à quel point, dans l’écosystème de la culture romande, les petits festivals comme Blues Rules (ou Nox Orae, ou JVAL ou quelques autres) donnent à la notion de communauté une densité sensible. Il arrive que l’on pleure au Blues Rules; en général, c’est parce que c’est fini.


Blues Rules. 24 et 25 mai. Château de Crissier.