Julien George monte avec finesse «Léonie est en avance». Son tableau de famille fait des ravages au Théâtre du Crève-Cœur

Feydeau, révolutionnaire en chambre
Théâtre Julien George monte avec finesse «Léonie est en avance»
Son tableau de famille fait des ravages au Théâtre du Crève-Cœur
De cette entrée en scène, le Théâtre du Crève-Cœur, à Cologny, se souviendra. Il est 20h31 dans l’ancien pressoir devenu crypte à fiction. Dans la salle pleine, on entend un halètement prolongé. Coït en coulisses? Pas tout à fait. Les coupables pénètrent à l’instant dans le salon beige conçu par Khaled Khouri. Une femme, un homme. Elle devant en habit de nuit, lui derrière en pyjama. C’est Léonie – héroïne de Léonie est en avance – suivie de son mari Toudoux. Elle va accoucher, croit-elle; il escorte le mouvement. Dans un instant, la parturiente obligera son mari à coiffer un vase de nuit. Il se rebiffera, puis capitulera.
Georges Feydeau (1862-1921) a le goût des batailles domestiques: chacune de ses comédies est un plan d’état-major; des positions qu’on croyait imprenables tombent dans un fracas comique. Cette science, Julien George la saisit au mieux. Son spectacle est une merveille d’exécution. Nouvelle directrice du Crève-Cœur, Aline Gampert ne pouvait rêver lancement de saison plus cinglant.
Guerrier, Georges Feydeau? Disons plutôt révolutionnaire, mais en chambre. Sa lutte des classes, il la mène entre le divan et le secrétaire. A vrai dire, la lutte est intestine. Elle oppose une tribu à un corps étranger. Prenez Toudoux, le mari roturier dans Léonie est en avance, joué pour la première fois en 1911. Il épouse Léonie (Charlotte Dumartheray) et devient ainsi le beau-fils des de Champrinet (Myriam Sintado et Vincent Babel). Sa présence exacerbe les valeurs de la famille de Champrinet: chez ces gens-là, l’endogamie est la règle; le mariage un échange de bons procédés. Sous le plastron, cherchez le vent, vous le trouverez.
Feydeau a 49 ans alors. Il fait le bonheur des caissiers de théâtre, mais son mariage est un désastre. Son remède? Mettre en pièces un milieu qu’il ne supporte plus. Il en saisit le ridicule, des tics de langage, des mines: l’ordinaire du néant. Il ne force pas le trait, non. Il affine les silhouettes, les réduit à leurs squelettes sociaux; il évide chaque posture, celle des beaux-parents abjects, celle de l’épouse tête à claques, celle du mari éberlué. Toudoux, c’est Feydeau, si on veut, Feydeau piégé qui attend son heure pour se venger.
Léonie est en avance est une bombe de poche. La fin d’un monde cadrée de près. Il y a deux façons au moins de monter la pièce. On peut adopter une approche boulevardière: exagérer les postures, faire claquer les bons mots, se réjouir de leur écho dans la salle. L’autre méthode, plus subtile, consiste à considérer la comédie comme une musique de chambre, cacophonie organisée. C’est celle que Julien George a choisie, en connaisseur – il montait en 2012 à Genève La Puce à l’oreille. Sa lecture est anatomique: elle traque le vide sous le costume; fait remonter, en hoquet, la rage du texte; suggère l’effroi sous le comique de façade. Il règle chaque scène comme un ballet pour pantin. Voyez David Casada dans le rôle de Toudoux; il subit le caprice de Léonie, la goujaterie de Madame Virtuel, la sage-femme (Mariama Sylla), l’irritation de la bonne (Clea Eden).
Mais à la fin, c’est lui qui jouit – jouissance triste, d’accord – lui qui couronne d’un pot de chambre son beau-père, Monsieur de Champrinet. Feydeau est révolutionnaire et plombier. Il débouche des tuyaux, fait glouglouter le bourgeois – hilare de se sentir si bien percé. Au Crève-Cœur, la purge paie.
Léonie est en avance, Théâtre du Crève-Cœur, Cologny, jusqu’au 19 octobre, loc. 022 786 86 00, 1h.
Julien George traque le vide sous le costume, suggère l’effroi sous le comique