Publicité

Quand le flux l'emporte sur l’imaginaire

L’avant-dernier opus de la fresque de Karl Ove Knausgaard aborde son rapport à l’écriture. C’est à Bergen, par manque d’imagination, que le romancier norvégien en est venu à l’autofiction

Le cinquième tome de cette vaste autofiction, Comme il pleut sur la ville, sort en français en ce début d’année. — © Martin Lengemann/laif
Le cinquième tome de cette vaste autofiction, Comme il pleut sur la ville, sort en français en ce début d’année. — © Martin Lengemann/laif

Consigner sa mémoire sur le papier, voilà la directive que s’est donnée Karl Ove Knausgaard pour composer sa fresque Mon combat. La recette, certes prosaïque, a néanmoins fait le succès de ce Norvégien qui s’est donné pour devoir de déployer le fil de ses souvenirs dans six livres épais, de son enfance à l’âge adulte, en n’omettant aucun détail, si futile soit-il.

Lire aussi: Phénomène littéraire, Karl Ove Knausgaard raconte sa vie sans fard et sans filtre

Le cinquième tome de cette vaste autofiction, Comme il pleut sur la ville, sort en français en ce début d’année. Il reprend le récit de l’existence du jeune Knausgaard là où on l’avait laissé à la fin du volume précédent, Aux confins du monde, alors que celui-ci s’apprêtait à intégrer l’Académie d’écriture de Bergen à tout juste 19 ans, à la fin des années 1980. On le quittera au terme de son séjour dans cette ville, quatorze ans plus tard. Or, «des milliers de journées passées dans cette petite ville de la Région Ouest, aux rues étroites et luisantes de pluie, ne subsistent que quelques rares faits et beaucoup d’ambiances», confesse l’auteur en ouverture de son registre. Pour autant, il n’en racontera pas moins par le menu le récit de ses premières années de jeune adulte sur plus de 800 pages.

Et c’est là toute la force hypnotique de l’écriture de Knausgaard: l’auteur s’empare du roman pour transformer le genre, sans plus d’état d’âme, en exutoire des scènes de sa vie quotidienne, qui s’accumulent et se succèdent sans distinction ni tri. Lectures, rencontres, beuveries, amours, deuils et ennuis, modestes épiphanies, tout est couché sur le papier et bénéficie d’une même écriture emportée par l’urgence.

Lecture addictive

De cette masse affleure bientôt un individu qui n’a rien de spectaculaire, sinon qu’il se livre entièrement. Et de cet aveu de banalité, jamais maquillé, naît une étonnante addiction à la lecture, jusqu’à faire de Knausgaard le phénomène éditorial que l’on sait.

Les premiers rapports de Knausgaard avec l’écriture sont au cœur du livre. Présomptueux et susceptible, le jeune homme peine à faire face aux critiques de ses camarades de l’Académie d’écriture. Lui qui considérait son admission au sein de cette prestigieuse institution comme une intronisation à la vie d’écrivain, se rend bientôt compte qu’il lui manque «l’imagination nécessaire» à l’écriture de poèmes, de romans, ou de tout autre texte qui nécessite un certain degré d’abstraction. «En réalité, je n’avais aucune imagination, tout ce que j’écrivais était lié à la réalité et à mes expériences à l’intérieur de ce cadre-là», avoue-t-il, amer, avant de noyer sa frustration dans l’alcool.

Lire également: L’imaginaire patriarcal hante les romans

Vingt ans plus tard – après avoir fondé une revue littéraire et publié ses premiers livres –, cette faiblesse s’est transformée en force. Le contenu ne compte pas face au flux, qui à lui seul légitime l’existence du roman. Les livres de Knausgaard deviennent ainsi le débarras de ses souvenirs, qu’on lit comme on s’enfile les épisodes d’une série: pour s’immerger et s’oublier dans le récit de la vie d’un autre.

RomanKarl Ove KnausgaardComme il pleut sur la ville. Mon Combat, livre VTraduit du norvégien par Marie-Pierre FiquetDenoël, 836 p.