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La Fonderie en bronze ou l'art d'exécuter de grands ouvrages

Quels travaux, quelles dépenses, quelle industrie! Mais doit-on rien épargner quand il s'agit d'éterniser la mémoire des souverains qui ont rendu leurs peuples heureux? Pour les princes oisifs ou méchans sont-ils dignes des honneurs du bronze?

Il faut que la cire dont on se sert ait deux qualités presqu'opposées; celle de prendre facilement les formes, et de les conserver après les avoir prises. Prenez cent livres de cire jaune, dix livres de térébenthine commune, dix livres de poix grasse, dix livres de sain-doux; mêlez, et faites fondre sur un feu modéré, de peur que la cire ne bouille, ne devienne écumeuse, et ne soit difficile à travailler: vous aurez ainsi un mélange qui satisfera aux deux conditions que vous requerez.

Quand cette composition sera prête, imbibez bien les pieces du moule en plâtre d'huile d'olive, de sain-doux, et de suif fondus ensemble; prenez de la composition que j'appellerai cire, avec des brosses de poil de blereau; répandez-la liquide dans les pieces du moule en plâtre; donnez aux couches environ une ligne d'épaisseur; abandonnez ensuite la brosse; servez-vous de tables faites au moule: ces moules sont à peu près semblables à ceux des Fondeurs de tables en cuivre, où des tringles de fer plus ou moins hautes fixées entre deux surfaces unies, déterminent l'épaisseur des tables; ayez deux ais; ajustez sur ces ais deux tringles; amollissez vos cires dans de l'eau chaude; maniez-les bien comme de la pâte; étendez-les avec un rouleau qui passe sur les tringles; et mettez ainsi ces tables d'une épaisseur qui vous convienne. […]

Quand on a poussé l'ouvrage jusqu'au point où nous venons de le conduire, on travaille au moule de potée et de terre. On prend trois sixiemes de terre de Châtillon, village à deux lieues de Paris, qu'on mêle avec une sixieme partie de fiente de cheval; on a laissé pourrir ce mêlange dans une fosse pendant un hyver. A ce mêlange, on ajoûte ensuite deux sixiemes de creusets blancs et passés au tamis. On détrempe le tout avec de l'urine; on le broye sur une pierre; on en fait ainsi une potée très-fine. On commence par en mettre sur la cire, avec une brosse, quatre couches mêlées de blanc d'œuf; puis on mêle un peu de poil fouetté et passé par les baguettes, avec la composition précédente. On donne avec ce nouveau mélange vingt-quatre autres couches; observant de ne point appliquer une couche que la précédente ne soit bien seche: le moule prend ainsi environ un demi-pouce d'épaisseur. On ajoûte alors à la composition nouvelle moitié de terre rouge, de même qualité que celle du noyau, ayant soin de remplir les creux et autres lieux étroits où la brosse n'a pu pénétrer, avec cette composition un peu épaisse. Le moule a, à la quarantieme couche, environ deux pouces d'épaisseur. On met alors sous la figure, s'il en est besoin, sous le ventre du cheval, si c'est une statue équestre, des barres menues de fer plat, croisées les unes sur les autres, entrelacées de fil de fer, et attachées aux gros fers de l'armature du noyau qui percent les cires. […]

Quand tout le métal est fondu, on continue le feu, et on ne le présume assez chaud, que quand la flamme du fourneau devient rouge, que quand les crasses se fendent à sa surface, et montrent en s'écartant d'elles-mêmes un métal brillant comme un miroir, et qu'en le remuant avec des pelles de bois, il s'en éleve une fumée blanche: alors on débouche le fourneau en enfonçant le tampon avec une barre de fer suspendue, qu'on appelle perrier; le tampon enfoncé, le métal coule dans l'écheno qu'on a eu soin de faire bien chauffer. On leve les quenouillettes par le moyen d'une bascule, et le métal se précipite dans les jets; on peut espérer du succès, quand il coule sans bouillonner ni cracher, qu'il en reste dans l'écheno, et qu'il remonte par les évents. Pour la statue équestre de Louis XIV, le fourneau fut en feu pendant 40 heures; et il resta dans l'écheno 2I924 liv. de métal.

On laisse reposer le métal dans le moule pendant trois ou quatre jours afin qu'il y prenne corps, et quand la chaleur est entiérement cessée, on le découvre, et l'on a une figure toute semblable à celle qu'on avoit exécutée en cire. On a poussé la fonderie si loin, que la cire n'étoit quelquefois guere plus nette que ne l'est l'ouvrage fondu; et qu'on pourroit presque se contenter de le laver, et de l'écurer avec la lie de vin: mais les gens habiles qui sont toujours difficilement contens d'eux-mêmes, retouchent les contours de leurs figures. D'ailleurs il y a des trous à boucher, des jets à couper, des évents et d'autres superfluités à enlever; c'est ce qu'on exécute avec des ciseaux. On se sert de la marteline pour détacher une crasse qui se forme sur l'ouvrage du mêlange de la bronze même et de la potée, et qui est plus dur que la bronze même. La marteline est une espece de marteau d'acier pointu par un bout, et à dents de l'autre, avec lequel on frappe sur l'ouvrage, pour ébranler la crasse qu'on enleve ensuite au ciseau. On emploie aussi le gratoir, le rifloir, et le gratte-bosse; on acheve de nettoyer avec l'eau-forte, dont on frotte l'ouvrage avec une brosse, usant aussi du gratoir et du gratte-bosse. On réitere cette manœuvre trois ou quatre fois; puis on écure avec la lie de vin. […]

On acheve enfin tout ce grand travail en vuidant la piece fondue de son noyau; si c'est une statue équestre, on descend dedans par l'ouverture pratiquée au dessus de la croupe: on retire une partie des fers de l'armure et du noyau par le haut; le reste s'écoule par les ouvertures du ventre. On bouche bien tous ces trous. Si on négligeoit ce soin, les ouvrages venant à se charger d'eau en hyver; et cette eau descendant dans les parties inférieures, dans les cuisses et dans les jambes, elle pourroit s'y glacer, et détruire les formes de ces parties, peut-être même les ouvrir. On coupe les jets; on enleve au ciseau les barbures; on repare l'ouvrage jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à desirer, et on le tire de la fosse, pour le placer sur son piédestal.

Quels travaux, quelles dépenses, quelle industrie! Mais doit-on rien épargner quand il s'agit d'éterniser la mémoire des souverains qui ont rendu leurs peuples heureux? Pour les princes oisifs ou méchans sont-ils dignes des honneurs du bronze? Perdez-vous, art divin, sous les regnes des Claudes, des Nérons, et des Caligulas, et ne vous retrouvez que sous les regnes des Tites, des Trajans, et des Antonins!

La statue équestre élevée par la ville de Paris dans la place de Louis-le-grand en I699, est le plus grand ouvrage qui ait peut-être jamais été fondu d'un seul jet; il a vingt-un pieds de haut. Les statues équestres de Marc-Aurele à Rome, de Cosme de Medicis à Florence, d'Henri IV. et de Louis XIII. à Paris, ont été fondues par pieces séparées. Il en est de même de la chaire de l'église de S. Pierre de Rome; cet ouvrage, qui a quatre-vingts pieds de haut, est fait de pieces remontées sur une armature.

Les Egyptiens, les Grecs, ont connu l'art de fondre: mais ce qui reste de leurs ouvrages, et ce que l'histoire nous apprend des autres, n'est que médiocre pour la grandeur. Le colosse de Rhodes, ainsi que quelques autres ouvrages qui nous paroissent prodigieux aujourd'hui, n'étoient, selon toute apparence, que des platines de cuivre rapportées: c'est ainsi qu'on a fait la statue du connetable de Montmorency, élevée à Chantilly.

On peut exécuter de très-grands ouvrages d'un seul jet: l'expérience qu'on fit du fourneau de la statue équestre de la place de Louis-le-grand, prouve que le métal en fusion peut couler à cinquante pieds à l'air sans se figer; c'est ce que Landouillet n'ignoroit pas. Quand on proposa de faire dans le chœur de Notre-Dame de Paris un autel en baldaquin de bronze de cinquante pieds de haut, pour acquitter le vœu de Louis XIII. Cet habile fondeur, commissaire de la fonderie de Rochefort, s'offrit de le fondre d'un seul jet dans le chœur même de Notre-Dame, dans la place où le modele étoit fait, établissant ses fourneaux dans l'église, ensorte qu'il n'y eût eu aucun embarras de transport. Ce projet étoit beau et possible, mais au dessus des lumieres de son tems; et l'on pourroit dire que Landouillet naquit un peu trop tôt.

Lorsque le Moine, habile sculpteur, exécuta la statue équestre de Louis XV, pour la ville de Bourdeaux, il y avoit 50 ans que celle de Louis XIV, pour la ville de Paris avoit été fondue; les mouleurs, les forgerons, et les fondeurs qu'on y avoit employés n'étoient plus vivans; et la pratique en étoit presque perdue, sans les mémoires et les desseins recueillis par M. Boffrand, et communiqués à M. le Moine: ce fut à l'aide de ces mémoires que l'art de fondre d'un jet des statues équestres se retrouva. A l'égard de la statue équestre de Louis XIV, dont M. de Boffrand a expliqué la fonte et les travaux dans un ouvrage intitulé Description de ce qui a été pratiqué pour fondre la statue équestre, etc. la sculpture est de François Girardon, dont les ouvrages font l'éloge mieux que je ne pourrois faire; et la fonte et ses opérations ont été conduites par Jean Baltasar Keller Suisse de nation, homme très-expérimenté dans les grandes fonderies.