Approcher un miroir et y trouver un singe. C’est le genre d’expérience que propose la nouvelle exposition du Fotomuseum de Winterthour. Composée des œuvres d’une trentaine d’artistes, Beastly s’intéresse à la représentation animale ces deux dernières décennies.

Revenons au chimpanzé. Les poils bien peignés et l’air terriblement humain, il interroge qui le regarde sur la lignée qui nous relie aux primates, sur ce qu’il subsiste d’animal en chacun de nous. Mais si Pietro Mattioli revendique un «portrait de l’artiste en jeune singe», il l’a voulu de profil, comme pour éviter l’ultime confrontation. De manière plus ou moins subtile, chacune des images de l’exposition – photo ou vidéo – questionne notre manière de voir les bêtes et donc de les considérer. Par extension, c’est ce qui fait l’animalité, versus l’humanité, qui est en jeu.

«Nous sommes l’animal»

Dans une vidéo a priori divertissante, Nicolas Deveaux met en scène des girafes effectuant avec grâce une série de plongeons acrobatiques. On imagine sans peine des humains en maillot de bain défiler avec les mêmes mouvements… jusqu’à ce que les quadrupèdes s’arrêtent pour boire un peu d’eau de la piscine. En face, un groupe de singes roux fixe l’objectif de Simen Johan, regardant dès lors le visiteur droit dans les yeux. Et l’on se demande de facto qui observe qui. «Nous sommes l’animal. Précisément en tant que non-animaux, nous sommes en fait des animaux pour les autres, c’est-à-dire pour les autres animaux», souligne avec pertinence le philosophe slovène Slavoj Žižek dans le très beau catalogue qui accompagne l’exposition. Simen photographie encore un agneau assis dans l’herbe tendre, comme s’il s’était agi d’un enfant peint au XIXe siècle. Charlotte Dumas filme un cheval couché, en plan fixe. La poitrine se soulève doucement, les yeux clignotent et l’empathie est inévitable; ce pauvre animal est-il fatigué, malade? Le public soupire avec lui.

Filip Gilissen franchit un pas supplémentaire dans l’assimilation ou la critique d’une société béate devant ces bêtes en associant des images de petits chiens mignons aux pensées de Socrate, Aristote, Sénèque ou Platon. Où l’on découvre le potentiel totalement gnangnan des philosophes antiques. Ainsi d’une bande de chiots et chatons dans un panier: «Personne n’est un ami pour son ami s’il ne l’aime en retour», disait Platon. La trentaine de clichés, ainsi que leurs cadres, sont dorés. Au sol un escalier de la même teinte permet sans doute d’élever son esprit.

Règne de l’instinct

A côté, Nobuyoshi Araki nous tire violemment de cet angélisme animalier. Une photographie montre la langue pendante d’un chat au-dessus du corps décapité d’un lézard. Rappel du caractère implacable de la nature et de l’appartenance animale à ce règne de l’instinct. Une autre présente un félin – le même? – pendant lamentablement entre les bras de sa maîtresse à la sortie du bain. Manière de dire que la bête traitée de façon humaine est forcément ridicule? Alessandra Sanguinetti, que l’on avait découverte grâce à son très beau travail sur des cousines argentines, répond en montrant que l’homme aussi se nourrit d’autres espèces et que la casserole est peut-être la juste place des animaux. Agneaux attachés l’un à l’autre, cochons plantés la tête en bas sur un piquet, couteau encore marqué du sang et des poils de la bête tout juste dépecée. La vie paysanne.

Thématique connexe, celle de la domestication. L’artiste Carolee Schneemann affiche une mosaïque de portraits d’elle embrassant ses chats le matin, bouche contre gueules. Et l’on ressent une sorte de malaise face à cette transposition d’actes humains dans le monde animal, repensant aux hôtels et spas pour chiens, aux psys pour chats et autres robes pour hamsters. Autre permutation dérangeante, celle de l’artiste Moussa Sarr mimant «l’étalon noir». Démonstration brillante de l’intégration de l’identité animale aux théories racistes.

Buzz sur Internet

Si Beastly part dans moult directions sans véritable cadre, de nombreuses questions, telle l’expérimentation animale, sont laissées de côté, de même que des approches photographiques ayant jalonné l’histoire du médium – les mouvements décortiqués de Muybridge, par exemple. La question de l’industrie alimentaire, elle, est à peine esquissée. Mishka Henner, fervent utilisateur de Google Earth, propose la vue aérienne d’une exploitation agricole: des dizaines de parcelles contenant des milliers de têtes, sans que l’on distingue de quelles têtes il s’agit.

La dernière salle est consacrée à la photographie vernaculaire, des publicités Kodak ou Agfacolor utilisant chevaux et oiseaux aux cartes postales de chats et chiens – toujours eux – en passant par les milliers d’images et vidéos qui font le buzz sur Internet. Il y a là le lapinou qui loupe son saut et tombe du lit, le gorille qui attaque un enfant dans un zoo et le chat qui joue au bonneteau. Il aurait pu y avoir le bébé rhinocéros élevé avec des cabris et essayant de sautiller comme eux, le petit singe se lavant les mains au robinet ou encore les ânes qui rigolent. Pour terminer, des canapés et une table basse offrent à la lecture des National Geographic, Animan et autres revues animalières. Où l’on replace le lion au milieu de la jungle.

Beastly, jusqu’au 4 octobre au Fotomuseum de Winterthour. Catalogue aux Editions Spector Books. www.fotomuseum.ch

«Nous sommes en fait des animaux pour les autres, c’est-à-dire pourles autres animaux»