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Fou de piano

Grand interprète de Schubert, Debussy et Schumann, producteur à France Musiques, le pianiste français évoque ses passions éclectiques, son besoin de s’épanouir dans le temps

«Je m’en fiche du temps qui passe. Il faut que le temps ait prise sur les choses…» Philippe Cassard parle de vin. On rêve de visiter sa cave où dorment des grands crus, certains qu’il garde dix à vingt ans pour les faire mûrir. «Retourner l’étiquette, caresser la bouteille, laisser le vin décanter»: l’homme est un sensuel. Le pianiste français a reçu 90 bouteilles de grands châteaux bordelais, lors de son premier récital aux Grandes Heures de Saint-Emilion. Il y a trois ans, on lui offre un Château Beaujour-Bécot 1962. «Je l’ai ouvert le jour de mon anniversaire. Nous étions dans un océan de velours et de pétales de fleurs. J’avais l’impression d’entendre Ricordanza («Je me souviens») de Franz Liszt.»

Un saut quantique dans le piano romantique. Philippe Cassard est de ceux qui embrassent la vie par tous ses pores. Originaire de Besançon, ce pianiste français de 46 ans s’est taillé un renom dans la musique de Schubert, de Debussy et de Schumann. Si ses goûts le portent vers les plaisirs de la chère (gastronomie, vin), du cinéma (plus de 1000 DVD chez lui, à Paris!), c’est avant tout un immense musicien. Producteur à France Musiques, ce vulgarisateur-né invite les auditeurs à percer les mystères d’une œuvre en comparant des interprétations par des pianistes diamétralement opposés. En tête à tête, il s’emballe pour parler de vingt pianistes, évoque les mérites des uns et les limitations des autres, situe telle personnalité dans la généalogie gigantesque du piano.

Nous, on adore. On se lance à corps perdu dans des comparaisons de spécialistes, on passe volontiers deux heures à discuter de tel toucher, de tel phrasé, et l’on se réjouit déjà de découvrir l’interprétation tant vantée de Vladimir Horowitz dans les Variations sérieuses de Mendelssohn, parce que Horowitz, «c’est fabuleusement incarné et théâtralisé, tous les autres apparaissent académiques à côté».

Dérisoire? Mais la musique, ça se vit, ça se cultive. Philippe Cassard voit grand. Il a horreur des idées toutes faites, s’emporte contre les pianistes qui ne jurent que par une icône. «C’est tellement sclérosant.» Cette ouverture d’esprit, cette soif de l’inconnu, il les doit à Dominique Merlet, au Conservatoire de Paris. Jusque-là, le pianiste adolescent formé à Besançon avait fait montre de dons précoces, «mais je n’avais pas une technique».

Pas de technique? «Je n’ai jamais été un enfant prodige. C’est Dominique Merlet qui a donné un sens et matérialisé mes dons.» Les leçons dépassent le cadre strict du piano. «Il vous parlait du peintre Caspar Friedrich, il mettait en garde contre les effets de mode. C’est grâce à lui que j’ai découvert Heinrich Neuhaus, Richter et Gilels.» Et puis surtout cette rigueur, ce ton aristocratique que Cassard cultive encore à ce jour. «Il avait horreur des sons durs, des tics de pianistes.»

Paris, oui. Mais Vienne l’attend de pied ferme. Et peut-être même le double de Schubert. C’est là, dans ce berceau de musique qui abrite l’un des trois grands orchestres européens (les Wiener Philharmoniker) et une maison d’opéra unique (le Staatsoper de Vienne) que Philippe Cassard s’ouvre au monde de l’opéra, du lied. «Je suis allé 150 fois à l’opéra pendant deux ans. J’ai entendu tout Strauss, tout Wagner, une quantité de Verdi et Puccini… Et les récitals de lied (sa rencontre avec Christa Ludwig!), et les grands chefs – Carlos Kleiber, Karajan, Jochum, Bernstein… J’ai gardé tous les programmes de concerts.»

Fétichiste, Philippe Cassard? Pas du tout. Oui, ses années à la Hochschule de Vienne, auprès d’Erik Werba ont été un détonateur. «La proximité avec la voix a été l’un des apports essentiels de ma vie de musicien.» Elles lui ont permis de se frotter à Schubert et d’en creuser toutes les facettes – lieder, musique de chambre… «Je ne passe pas une journée sans jouer une note de Schubert. Il ne vous parle qu’à vous, vous fait part de ses doutes et de ses fragilités.» Chopin, mûri auprès du grand pianiste Nikita Magaloff, «heureux de vous entendre, un homme tellement bienveillant, d’un autre monde, la noblesse russe insouciante et raffinée». Debussy, dont il restitue les troubles capiteux et senteurs évanescentes. Et Beethoven, dont la Hammerklavier («cet arc de triomphe à la virilité») l’agace, mais dont les délicieuses Variations op.34 lui parlent tellement plus.

Le temps file, quatre heures ont déjà passé sur cette terrasse à Sion, à deux pas de l’Académie de Musique Tibor Varga où il donnait un cours d’interprétation la semaine dernière, et l’épicurien revient sur la nécessité d’entrer en communion avec une poignée de compositeurs comme s’ils étaient des compagnons de vie. «Il faut jouer ce pour quoi on est fait.» Cassard a conscience qu’il a entendu les dernières grandes voix du XXe siècle («il y a une telle disette vocale aujourd’hui»), mais ne crache pas sur ses contemporains. Il admire une foule de pianistes (Lupu, Zacharias, Andsnes…), constate combien le rouleau compresseur Internet a révolutionné la musique classique depuis dix ans. A peine un «talent potentiel» repéré qu’il est catapulté sur la scène internationale. «La photogénie et l’argent vont de pair avec le culte du moi.»

Philippe Cassard n’a rien d’un passéiste. Chérir «le patrimoine» n’est pas synonyme de conservatisme. Au contraire: c’est une porte vers l’avenir. Quand il joue Schubert, il entrouvre une porte sur l’éternité, conscient qu’une confession est à l’œuvre, celle d’un génie qui n’a rien à cacher. Cette nudité de l’âme, Philippe Cassard s’en est fait l’apôtre.