Histoire
La sortie du livre des trente ans clôt une année anniversaire et un festival de performance qui a souligné avec succès la multidisciplinarité du Centre culturel suisse. On peut aussi y lire les difficultés du lieu à être reconnu comme un lieu de création libre et indépendant

Mardi en fin de journée, deux gardes suisses veillaient de chaque côté d’un tapis rouge dans le Marais parisien. Leur costume coloré tranchait avec celui des militaires français qui patrouillent constamment dans le quartier depuis les tueries du 13 novembre. Pas de visite vaticane en vue pourtant, mais une performance de Gianni Motti pour le vernissage de son exposition au Centre culturel suisse (CCS). L’artiste clôt PerformanceProcess, le festival des 30 ans qui, depuis septembre, a ainsi proposé douze focus hebdomadaires sur des performeurs de Suisse et reçu près de 15 000 visiteurs. La fête se termine aussi avec la présentation d’un livre, ce mercredi à l’Arsenic de Lausanne et vendredi au CCS.
Simplement baptisé 30 ans à Paris, l’ouvrage offre plusieurs entrées dans l’histoire du CCS, réunies «dans une épaisseur de 3,3centimètres, une superficie de 28 mètres carrés pour un total de 412 pages», comme le résume son graphiste Ludovic Balland, qui semble aimer les chiffres mais aussi les voyages. Lui et la photographe Mathilde Agius ont parcouru 28 850 km pour retrouver les 30 artistes retenus comme exemplaires de ces trois décennies. Cette distance est en soi symbolique des activités du CCS. Elle montre à quel point les personnalités invitées depuis 1985 sont certes en lien avec la Suisse mais aussi avec le monde. De Vufflens-le-Château à New York, ce parcours à la fois intime et planétaire colore le volume par ailleurs sobrement habillé de noir et blanc. On ne serait pas surpris qu’il brille au concours des plus beaux livres suisses.
Coup de canon final
Si l’ouvrage clôt la fête d’anniversaire, le 18 septembre, le canon avait tonné pour l’inaugurer. Oh, rien de guerrier là non plus. En aucun cas un rappel de la soldatesque qui, des siècles durant, a donné de la Suisse une image assez militaire. Le coup de canon était donné par le plus pyrotechnique des artistes helvètes, Roman Signer. Sa performance s’inscrivait tout à la fois dans le festival Extraball, septième du nom, et dans celui, exceptionnel, organisé pour l’anniversaire du CCS. Surtout, elle avait lieu dans la foulée du discours de conseiller fédéral Alain Berset qui, tissant un aimable historique des relations culturelles franco-suisses, en était venu à évoquer les fontaines. «Non loin d’ici, près d’un autre grand centre culturel, s’en trouve précisément une magnifique, la fontaine Stravinsky, ou fontaine des Automates. Elle a été conçue par deux de nos plus grands artistes contemporains, votre Niki de Saint Phalle et notre Jean Tinguely. Cette œuvre commune semble réunir en un même mouvement le savoir-faire horloger suisse et la sensualité des femmes de France, qui sont probablement deux parmi les clichés qui nous déshonorent le moins.»
Entre discours officiel et performance artistique, le moment suscitait la réflexion. Charles Beer, président de Pro Helvetia, avait eu beau rappeler, quelques instants plus tôt, que le CCS était au service des œuvres et des artistes et qu’il n’avait pas pour mission d’assurer la communication du pays à l’étranger, il n’en reste pas moins que certains confondront toujours le centre avec un office du tourisme. Le malentendu est parfois assez terrible. Nous nous souvenons, il y a quelques années, d’une réceptionniste qui déprimait parce qu’on appelait le centre pour savoir où se procurer un four à raclette à Paris.
Un centre aux multiples facettes
Le livre, à sa façon, se fait l’écho de ces questionnements sur les raisons d’être du centre. On les retrouve en parcourant la «Timeline», une chronologie offrant pour chaque année une double page exhaustive des événements programmés classés par grands genres (scène, parole, projection, exposition). Dès l’ouverture, en septembre 1985, des débats sont organisés. «Quels moyens de promotion pour la chanson?» se demande-t-on. Ou encore: «Pour occuper une place dans la promotion des arts plastiques, quels moyens peut et doit se donner un centre culturel étranger, et en particulier le Centre culturel suisse à Paris?» Le panel des intervenants est par ailleurs très impressionnant, puisqu’on y retrouve de grands curateurs comme Jean-Christophe Ammann (il vient de décéder et le livre lui est dédié), Bernard Blistène (qui organisait alors ses premières expositions au tout jeune Centre Pompidou et qui le dirige aujourd’hui), Jean-Hubert Martin, Catherine Millet ou encore Suzanne Pagé.
Promotion, communication, les termes prêtent souvent à confusion. Daniel Jeannet propose l’expression d’agent de liaison qu’il reprend à Irène Lambelet, cadre de Pro Helvetia à qui l’on doit les prémices de l’antenne culturelle suisse à Paris. Ce journaliste, spécialiste du théâtre, appartenait à l’équipe des sept personnes qui a tenu le centre la première année et l’a ensuite dirigé de 1991 à 2002. Martine Béguin, journaliste de la RTS, a animé pour l’ouvrage une longue discussion entre lui et le binôme de directeurs en place depuis 2008, Jean-Paul Felley et Olivier Kaeser. On sent des différences de sensibilité entre les deux époques, mais un même souci de «réseauter» pour les artistes programmés.
Un souffle de liberté helvétique
Hier comme aujourd’hui, ceux qui œuvrent au CCS sont fiers de retrouver des échos de ce qu’ils montrent dans ce petit coin de Suisse dans les médias français. Pour étendre le territoire d’activité des créateurs de Suisse, les faire connaître, des liens sont tissés avec des institutions françaises. Il s’agit de s’inscrire dans le paysage culturel parisien. On mixe aussi avec subtilité les équipes. Ainsi, aujourd’hui comme hier, des acteurs français, de Michael Lonsdale à Mathieu Amalric, lisent des auteurs suisses comme Paul Nizon ou Antoine Jaccoud.
La lecture de Paul Nizon est d’ailleurs remarquable à plus d’un titre, comme le raconte Werner Düggelin dans l’ouvrage. Nous sommes en 1990, sous son ère directoriale, qui a duré trois ans seulement. L’homme de théâtre met en scène ce moment avec un joli goût de la provocation. Paul Nizon est assis sur scène, dans un fauteuil, pendant la lecture de son texte et une strip-teaseuse se déshabille devant lui au fur et à mesure de la lecture.
On le voit, l’impertinence n’a pas attendu les années Michel Ritter, directeur dès 2002 et jusqu’à son décès en 2007, pour donner un peu de couleur et de saveur à l’image du CCS. On s’en souvient, sous son ère, ce qu’on a appelé l’affaire Hirschhorn avait attiré les foudres de politiciens qui ne supportaient pas que, dans une pièce de théâtre programmée au cœur de l’exposition de l’artiste suisse, l’image de Christoph Blocher, alors conseiller fédéral, soit souillée. Le scandale, outre une coupure provisoire de budget pour Pro Helvetia, avait aussi soulevé un problème: il n’était pas du tout clair pour tout le monde, ni parmi les politiques, ni dans la presse, que le CCS était un lieu de culture et de liberté. Et que c’était le respect de cette identité-là qui lui permettait de donner une image de la Suisse contemporaine et vivante.
Bien sûr, les directeurs se succèdent, avec différentes façons d’assumer la pluridisciplinarité du centre, de relier le contemporain à l’histoire, l’élitaire au plus populaire. Mais d’une ère à l’autre, malgré quelques baisses de régime, comme permet de le voir la «Timeline» du livre, bel outil pour les historiens à venir, le vieil hôtel particulier et la halle adjacente ont bel et bien donné du souffle non seulement à l’image de la Suisse, mais à la Suisse elle-même. Et ceci concerne bien plus de monde que les quelque 25 000 visiteurs de la première année ou des 40 000 de l’an dernier. Parmi eux, 63% viennent de France et 23% de Suisse. Environ 14% d’autres pays.
30 ans Paris, Coédition CCS/Noir sur Blanc, graphisme Ludovic Balland, 416 pages. Soirée de vernissage à l’Arsenic, Lausanne, me 9 décembre de 18h à 20h (www.arsenic.ch) et ve 11 de 18h à 21h au CCS, Paris (www.ccsparis.com).