Francis Reusser monte à Derborence
Cinéma
Enfant de Mai 68, Francis Reusser fait sensation en proposant une relecture lumineuse du «Derborence» de Ramuz. Métaphysique, épique et sensuel, ce western alpin réconcilie une génération avec l’écrivain vaudois et les paysages helvétiques

Mai 68 a fait une victime collatérale: Charles Ferdinand Ramuz. Le plus grand écrivain suisse d’expression française a été excommunié pour collusion avec le système, dénoncé comme chantre réactionnaire d’un terroir confit dans ses certitudes. Au mitan des années 1980, Francis Reusser met fin à ce fourvoiement idéologique en portant Derborence à l’écran.
La surprise est grande, car le cinéaste, né à Vevey en 1942, est un révolté dont les films, Vive la mort, Le Grand Soir, Seuls, abordent les espérances et les désillusions de 68. Il ne connaissait pas Ramuz. Il ne voyait que «l’institution, fabriquée par les notables, par l’Etat». Il a découvert l’écrivain par hasard, à Derborence, dans une bibliothèque de chalet. Et Ramuz lui est apparu «d’une modernité formidable. Il n’est pas celui qu’on pense: c’est un écrivain subversif, cruel, un misogyne, un entomologiste d’une méchanceté formidable. Un poète, un métaphysicien, tout le contraire du terroir!»
Le cinéaste s’inscrit en faux contre la «formidable mauvaise conscience des intellectuels et des artistes», se démarque «du discours dépressif des intellectuels. Tanner tourne No Man’s Land? Je réponds «Our land», je tourne Derborence». Ces prises de position valent au cinéaste quelques volées de bois vert de la part de ses camarades et de la critique alémanique qui tend à voir dans cette tragédie alpine un retour du Heimatfilm honni.
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Retour aux pierres
En exergue du roman, Ramuz fait figurer un extrait du dictionnaire géographique: «… Un pâtre, qui avait disparu et qu’on croyait mort, avait passé plusieurs mois enseveli dans un chalet, se nourrissant de pain et de fromage…». Ce fait divers renvoie au 23 septembre 1714 quand la paroi sous le glacier des Diablerets, au lieudit de la «Quille du Diable», s’effondra, ensevelissant sous des millions de mètres cubes de roche une quinzaine de pâtres et plus d’une centaine de têtes de bétail.
Ramuz raconte la destinée d’Antoine. Marié à Thérèse et englouti par la montagne, le berger revient d’entre les morts huit semaines après la catastrophe. Il traîne aux alentours du village, livide, fantomatique, effrayant. On marche à la rencontre du revenant en brandissant fusil et crucifix. C’est bien Antoine. On l’accueille, on le fête, on le choie. Thérèse est heureuse de retrouver son homme car, enceinte, elle pensait que l’enfant était orphelin avant de naître.
Derborence, le mot chante triste et doux dans la tête pendant qu’on se penche sur le vide, où il n’y a plus rien, et on voit qu’il n’y a plus rien
Mais Antoine peine à sortir des ténèbres. Tournant le dos à la société des hommes, il retourne vers les morts, dans le pierrier où, croit-il, Séraphin (Bruno Cremer) son protecteur aurait survécu, comme lui… «C’est l’histoire d’un berger qui a été pris sous les pierres, et voilà qu’il retourne aux pierres comme s’il ne pouvait plus s’en passer», note Ramuz.
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Grappe de raisin
Francis Reusser tourne Derborence sur les lieux mêmes de la tragédie et dans le val d’Hérens entre août et octobre 1984. Isabel Otero, pour la première fois à l’écran, incarne Thérèse. Cette belle Bretonne d’ascendance ibérique porte aussi bien la lumière que la nuit, tour à tour jeune mariée rayonnant de bonheur et veuve happée par les ténèbres. Jacques Penot, dans le rôle d’Antoine, s’avère plutôt inconsistant, tel un fantôme. Cette absence correspond au personnage revenu du néant, mais aussi à l’attitude désinvolte d’un acteur qui disparaissait pour aller faire la fête à Paris. On n’entend d’ailleurs pas sa voix, François Marthouret l’ayant doublé en postsynchronisation.
Francis Reusser éprouvait le sentiment paradoxal d’avoir fait un film d’une fidélité absolue au roman et, en même temps, d’en avoir exhumé le sens, «exprimé le non-dit». Il approfondit des thèmes qui le touchent comme les rapports père-fils et, contrairement à Ramuz, s’attache à Thérèse en l’absence d’Antoine. La jeune veuve renoue avec la vie, croque une grappe de raisin, boit un coup avec un vigneron.
Un air irlandais
Le cinéaste reconnaissait avoir passé quarante ans de sa vie au fond des bars, sans avoir «jamais vu le soleil se lever». Avec Derborence, il découvre la beauté du monde. Il proclame «la jouissance des lieux, la jouissance du territoire», s’affranchit d’une «certaine mauvaise conscience» face à la nature helvétique. Il filme des paysages qui portent un sens, des crocus pour symboliser le bourgeonnement de l’amour, du désir. Il demande à l’ingénieur du son François Musy d’approcher au plus près l’écho de nos montagnes, car «quand on casse une vitre dans les mayens, il faut monter casser une vitre dans les mayens». Une phrase de Ramuz comme «La pauvreté de l’éclairage remplissait tous les creux» le passionne: comment traiter cette information sans oublier le précepte énoncé par Godard selon lequel il ne faut «pas mélanger la lumière et l’éclairage»?
Quelque 80% des dialogues sont de la plume de Ramuz. Sa langue rocailleuse et lancinante passe aisément à l’oral. Elle n’a pas posé de problèmes aux acteurs, elle «donne au film un ton, une sensualité». Estimant que la Suisse romande n’a pas de vraie musique populaire, celle-ci étant «écrite par les curés et les colonels», le réalisateur est allé chercher ailleurs les chants susceptibles de traduire l’âme rugueuse de nos Alpes de neige: un air irlandais, de la cornemuse, le Mystère des Voix bulgares ou la chanteuse sarde Maria Carta.
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Aigle et fourmis
Reusser alterne plans généraux (traveling héliporté sur le glacier des Diablerets) et observation de l’infiniment petit, comme ces fourmis citées par Ramuz, «Les fourmis, c’est comme nous avec nos filards de foin qui sont aussi plus gros que nous», et filmées en scope. Le producteur râle lorsque, par fidélité à l’écrivain, le cinéaste adopte le point de vue de l’aigle, témoin zénithal de la renaissance d’Antoine dans le pierrier. Il en a coûté 10 000 francs pour faire venir d’Alsace un aigle apprivoisé. Le pauvre oiseau, qui n’avait pas vu la montagne depuis sa naissance, a paniqué. Son vol bref suffit toutefois à rappeler la pesanteur de l’homme minuscule, «trop petit, trop perdu au milieu de ce grand désert de pierre».
Quant à l’éboulement, euh… il a été tourné dans une carrière de Martigny avec de petits cailloux. Francis Reusser n’en était pas trop fier à l’époque. Aujourd’hui, cet effet spécial s’avère authentiquement riquiqui. Et pas nécessairement indispensable: le fracas des roches dégringolant, une lumière qui s’éteint auraient suffi à notifier l’effroi de l’effondrement.
Le film arrange la fin du roman. Chez Ramuz, Thérèse va chercher Antoine errant dans le pierrier et le ramène du côté de la vie; chez Reusser, tous les habitants du village montent tels des fourmis dans l’éboulis et leurs mouvements semblent se figer dans une indécision du destin tandis que la combe entre «dans le silence, dans le froid et dans la mort».
Derborence a été sélectionné en compétition au Festival de Cannes. Il a remporté le César du meilleur film francophone. Francis Reusser a retrouvé Ramuz avec La Guerre dans le Haut Pays, mais n’a pas réussi à finaliser La Beauté sur la terre. Pour incarner la Beauté, il avait choisi Lamis, la petite serveuse immigrée du buffet de la gare de Bex.
Derborence, de Francis Reusser (Suisse, France, 1985), avec Isabel Otero, Jacques Penot, Maria Machado, Jean-Marc Bory, Bruno Cremer, Jean-Pierre Sentier, 1h34.
Derborence, de Charles Ferdinand Ramuz. Mermod Editeurs, 1934.