François Vigouroux

Grand-père décédé - Stop - Viens en uniforme

PUF, coll.

Perspectives critiques, 172 p.

«Grand-père décédé…» retrace l'histoire d'une famille française, du milieu du XIXe siècle jusqu'au Front populaire: sous le couvert de la fiction et du pseudonyme avoué de Michel Vingtras, c'est celle de l'auteur, qui a jugé nécessaire de prendre un peu de distance pour mieux parler du secret de ses origines. Toutes les familles, selon François Vigouroux, portent en elles des zones d'ombre qui dissimulent une faute originelle ou un grand malheur: transmis de génération en génération, ce secret exerce son pouvoir occulte jusqu'à sa révélation. Parce qu'il est frotté de psychanalyse, l'auteur fait de l'Œdipe la pierre angulaire du secret de famille, et il le prouve avec l'histoire d'amour impossible qui est au cœur de sa propre filiation.

Tout commence avec son arrière-grand-père Antoine Vingtras, petit vigneron du Haut-Allier qui épouse en 1855, à vingt ans, la jeune Marie dont il est follement amoureux. Ils ont un fils, Vital, mais Marie meurt bientôt de la tuberculose. Antoine se remarie avec Jeanne qui lui donne dix ans plus tard un second fils, Alexandre, mais il ne parvient pas à oublier Marie dont le fantôme va hanter la famille. Pendant qu'Alexandre, amateur de poésie et de théâtre, collectionne les succès au collège pour tenter d'exister aux yeux de son père, Vital convainc ce dernier de s'installer en Algérie où il a fait son service militaire. Le père et le fils aîné s'associent au détriment du cadet pour acheter une terre près d'Oran, mais ils sont ruinés par la sécheresse, suivie d'une inondation due à la rupture d'un barrage. Vital se suicide, son père se laisse mourir de chagrin et Alexandre assume courageusement les dettes familiales.

De retour en France et installé comme notaire, Alexandre épouse Joséphine, fille de médecin que tout le monde appelle… Marie et qui est la dernière descendante, du côté maternel, d'une famille autrefois illustre. Les époux, qui partagent la même obligation de réussite, ont deux enfants: Germaine, tuberculeuse dès l'adolescence, mourra aveugle et amputée, entourée de l'amour des siens, à commencer par celui de son père chéri; Camille, qui obéit d'abord aux consignes familiales en devenant inspecteur des Eaux et forêts, se mariera contre le gré de sa mère avant de «démissionner»: son fils Michel découvrira bien plus tard qu'en fait, il a été mis au bénéfice d'une retraite anticipée pour troubles mentaux, juste après sa naissance et l'émergence du Front populaire. Camille a donc rompu, dans la souffrance, avec la soumission imposée qui ligotait son existence pour trouver tardivement sa vraie vocation dans la peinture.

Le récit vaut par la rigueur de sa reconstitution historique et par sa finesse dans l'analyse des sentiments et des motivations des divers protagonistes. Il a ceci d'original qu'il expose à la fois les conditions et les résultats de la recherche de François Vigouroux dans les archives françaises et les documents familiaux: cela relève de l'enquête et du feuilleton, et c'est tout à fait passionnant.

Samedi Culturel: A la fin de votre livre sur «Le Secret de famille» (PUF, 1993), vous disiez que vous aviez découvert vos propres secrets de famille – ce que suggérait d'ailleurs le dernier de vos douze récits. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour les raconter?

François Vigouroux: L'histoire de Thomas l'historien était en effet une première esquisse de mon histoire familiale, du côté maternel, puisque ma mère est la fille d'un enfant naturel. L'histoire que je raconte aujourd'hui reste aussi partielle, en ce sens que j'évoque seulement mes ascendants du côté paternel. Mais avant de revenir à la famille de ma mère, il faudra bien aussi que je parle de mon histoire à moi! J'avais besoin de distance dans cette longue recherche, qui suppose un travail d'empathie pour comprendre ce que nos vies peuvent avoir de tragiquement déterminé: on ne découvre en fait que ce qu'on est capable de comprendre, à un moment donné.

Comment s'est fait le choix de la forme très concertée de ce récit, qu'il s'agisse de sa construction ou du résumé des chapitres?

J'avais le souci littéraire d'écrire un récit relativement facile à lire, qui crée chez le lecteur un mouvement de curiosité, d'adhésion, de plaisir. D'où cette construction rigoureuse, qui maintient un certain suspense et conduit le lecteur, à partir d'un fond très riche (l'Allier, l'Algérie, la tuberculose, la folie), dans le cheminement psychique des personnages. J'ai voulu rendre compte de l'inconscient et de ses mécanismes d'une façon qui ne soit ni théorique, ni pédante, ni clinique. Les résumés des chapitres reflètent mon goût du feuilleton à l'ancienne: j'en ai écrit un jadis, La Nuit, les miroirs, publié chez Bourgois.

Pourquoi certains détails touchant les noms ou les maladies (Marie, la tuberculose) apparaissent-ils si significatifs dans leur répétition?

Dans ce récit, je n'ai rien inventé concernant les faits, je me suis contenté de combler certains trous. Ces détails ne prennent leur signification que par leur reproduction (Marie est d'ailleurs un prénom très courant). Cette répétition est liée pour moi au besoin de réparation. Le secret touche à des émotions très profondes: rien n'est explicité, mais tout est ressenti. Si Camille a finalement osé exprimer ses goûts artistiques, apparemment contre la volonté paternelle, c'est que ces goûts étouffés existaient chez son père. L'enfant ne le sait pas, mais il absorbe tout cela comme quelque chose qui vit en lui et qui est à réparer. En ressuscitant ces ancêtres, moi aussi je répare: je réponds à leur désir d'être vus et reconnus.

Que pensez-vous du goût actuel pour la généalogie?

Il exprime le besoin de se rattacher à quelque chose de sûr, à des racines, dans un monde où tout bouge. Mais il dit aussi le sentiment que pour aller plus loin, il faut avoir compris ce qui s'est passé avant; qu'il y a des choses à mettre au jour et à reconnaître pour avancer.

Pourquoi est-ce que le désir d'en savoir plus sur ceux qui nous ont précédés n'intervient souvent qu'au moment où personne n'est plus là pour répondre à nos questions?

Ce souci généalogique vient seulement quand on a une certaine expérience de la vie, guère avant 40-45 ans. Mes premières enquêtes datent de cet âge-là. Camille avait bazardé beaucoup de choses dans la maison familiale du Châtelet, ou les avait laissées se dégrader, parce qu'il voulait rompre avec ce passé de souffrance. Mais même si beaucoup de témoignages ont disparu, ce qui reste suffit totalement parce qu'il ne s'agit pas de faire de l'histoire mais de comprendre. Tant qu'on n'est pas mûr pour voir les choses, on ne les voit pas: c'est ce que j'ai compris en relisant, il y a deux ans, le document concernant la mort de Vital, que je connaissais pourtant. Je n'ai pas posé de questions à mon père de son vivant (pas plus que mes propres enfants, qui ont 27 et 28 ans, ne m'en posent): je trouvais sans doute qu'il radotait un peu, et j'avais ma vie à faire.

Peut-on attribuer une valeur positive au secret de famille?

Le secret, c'est un moteur. Un moteur tragique, noir, qui oblige les familles à se battre pour arriver à plus de clarté: il s'agit de l'accepter, de le comprendre et surtout de le dire – vous aurez remarqué que chez les Vingtras, on ne parlait pas beaucoup. Trop d'amour, ça tue; pas assez d'amour, aussi. Mais ça ne me rend pas triste. Le chemin de la vie reste vivace, avec ses découvertes et ses affrontements.