Fritz Zorn: un homme, une maladie, un livre, un seul, Mars, coup de poing violent, cri insoutenable contre une mort programmée selon lui dès la naissance. L'autobiographie du patricien zurichois mort à 32 ans d'un cancer revient dans les listes des personnes interrogées comme un refrain vénéneux au point de se retrouver, surprise, à la cinquième place.
Autre étonnement, il n'est pas le livre d'une seule génération, celle de 68, qui avait trouvé là une mise en forme radicale de ses colères multiformes. Trente ans plus tard, passant de main en main, Mars est toujours en orbite. Mais cette permanence, et c'est encore une découverte, est une particularité romande. En Suisse alémanique, le testament de Fritz Zorn a disparu des mémoires, relégué aux rayons des témoignages de malades, recouvert de poussière, terriblement daté en somme.
Pourtant, le diagnostic implacable que porte Fritz Zorn sur lui-même, sur la Suisse en général et plus largement sur l'Occident tout entier a fait l'effet d'une bombe à sa parution, en 1977. C'est une petite maison d'édition munichoise, Kind Kindler, qui publie l'ouvrage. Fritz Zorn est déjà parti, emporté par la maladie. Adolf Muschg signe la préface. «Cette caution intellectuelle a été déterminante. Sans elle, le livre n'aurait sans doute pas été publié et n'aurait pas attiré l'attention du public alémanique», estime Peter Utz, professeur de littérature allemande à l'Université de Lausanne.
Les discussions portent d'abord sur la maladie comme métaphore d'une société qui se ronge. Sur l'idée, martelée par Zorn, que chacun se forge son cancer, éclosion d'un mal essentiellement psychique. La critique d'une Suisse mortifère, toute gonflée par un capitalisme en phase terminale émerge mais se trouve vite fondue dans une contestation politique en phase avec l'époque. Zorn ne parle que pour lui après tout. Aussi fâché soit-il.
Trois ans après la parution de Mars, Zurich flambe. Les années Zorn, dira-t-on plus tard. Pas tant pour souligner l'impact de l'ouvrage que pour désigner son appartenance à un temps révolu.
Mars connaît une nouvelle vie en Suisse romande et en France. «Ce sauvetage, cette récupération m'ont toujours étonné», concède Peter Utz. Gallimard pourrait être une première piste d'explication. Le prestigieux éditeur parisien place d'emblée l'ouvrage du côté de la littérature et Zorn dans le camp des écrivains. Ainsi adoubé, le Zurichois entre immédiatement dans la longue file des écrivains alémaniques en colère. «En Suisse romande et en France, la littérature alémanique est avant tout perçue comme une littérature de dénonciation, de critique. Même s'il y a du vrai dans cette vision, elle tient aussi du cliché. Mars est lu ainsi. Comme la formulation ultime d'une critique de fond de la société suisse», poursuit le professeur. Les Romands ont d'abord voulu lire l'universel derrière le particulier.
Au milieu des années 80, le comédien Jean-Quentin Châtelain interprète Zorn dans un monologue vibrant qui tourne longtemps en Suisse et à Paris. Le livre revient sur le devant de la scène.
Simple témoignage de malade, œuvre littéraire hors norme? Peu importe, Mars continue sa course.