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Gainsbourg renaît à l'anglaise

Quinze ans après son décès, «l'aquaboniste» français voit son art salué par une foule de publications. Au rang desquelles figurent 14 versions anglaises adaptées par Boris Bergman et interprétées par la crème de la scène pop.

«Pour respecter l'esprit Gainsbourg, il a fallu trahir la lettre», lâche Boris Bergman au bout du fil. Le prolifique parolier, ex-complice d'Alain Bashung ou de Christophe et auteur pour une bonne centaine d'interprètes depuis 1967, vient de réussir une magnifique prouesse. En adaptant en anglais quatre ans durant le verbe stylé de l'homme à tête de chou, sur Monsieur Gainsbourg Revisited, il a su préférer le sens des chansons à une traduction littérale forcément bancale pour un non-francophone: du «Poinçonneur des Lilas» («Just A Man With A Job», voir ci-dessous) à «La chanson de Slogan» («I Call It Art») ou «Je t'aime moi non plus» («I Love you (Me Either)»). D'autant plus que les quatorze versions retenues ici, sur la trentaine de titres adaptés par Bergman avec le concours de Paul Ives, bénéficient d'une distribution exceptionnelle.

C'est en effet la crème de la scène pop anglophone, ainsi que trois interprètes originelles de Serge (Jane Birkin, Dani et Françoise Hardy) et la Franco-Italienne Carla Bruni, qui se sont approprié le patrimoine de l'auteur-compositeur et chanteur d'origine russe. De Franz Ferdinand à The Kills, de Brian Molko et Placebo à Tricky, en passant par Michael Stipe de REM, Marianne Faithfull, Feist, Gonzales, Jarvis Cocker, The Rakes ou Cat Power, ce casting réussi donne le tournis. Couplé au travail de Bergman, il offre une indéniable valeur ajoutée et un potentiel rayonnement mondial au répertoire ardu du dandy Gainsbourg. Où se culbutent figures de style et doubles tiroirs entre jazz, pop, reggae, musique classique, funk ou easy listening. Si l'Angleterre s'était jusque-là seulement entichée en 1969 de son duo avec Birkin «Je t'aime moi non plus», elle risque cette fois, comme l'Amérique, de succomber au charme venimeux du poète Gainsbourg.

Ce travail d'orfèvre mené par Bergman a été délicat: «Les mots n'ont pas le même poids d'une langue à l'autre. Là où il y avait certains jeux de mots, j'ai ainsi dû en chercher d'autres. Respecter les exercices de style et les inter-rimes n'a pas été de tout repos non plus. Ces systèmes d'écriture typiquement Gainsbourg, tout comme le phrasé de certaines de ses chansons, il fallait tenter de les reproduire. Mais la fidélité aurait été une erreur. Pour «Le Poinçonneur des Lilas», cela aurait sonné complètement rétro. Ma grande chance a été que la majorité des groupes du disque soient britanniques. Gainsbourg avait un faible pour les hédonistes anglais, pour le dandysme, le romantisme ou le XIXe siècle gothique. Les références à Shelley, Poe, Byron, Wilde ont sans doute constitué des passerelles dans mes adaptations.»

Au fil de Monsieur Gainsbourg Revisited - l'un des projets discographiques assurément les plus intéressants dans le déluge de produits d'appel publiés à l'occasion de la commémoration des quinze ans de la mort de Lucien Ginsburg le 2 mars 1991 -, l'époustouflant «aquaboniste» français trouverait presque un souffle neuf. Tant ces relectures anglophones, musicalement hantées de rock et d'électro, sonnent juste à tous points de vue. Elles seront également propres à faire entrer dans le cœur de nouvelles générations un Gainsbourg déjà reconnu au Japon, au Brésil ou en Italie. «Pas dégueu», aurait pu se réjouir son double Gainsbarre, attristé qu'il était de son vivant de ne point être plus souvent repris.

Celui qui considérait la chanson comme un art mineur, et donc malléable, avait eu la joie de voir se précipiter au chevet de son répertoire Bijou («Les Papillons noirs») ou Starshooter (version punk du «Poinçonneur des Lilas») à la fin des années 70. Ces rockeurs rajeunissant du coup l'audience d'un Gainsbourg qui avait même décidé de ne plus remonter alors sur scène. L'admirateur de Boris Vian et de Cole Porter, auteur des scandales chantés successifs «Je t'aime moi non plus», «Les Sucettes» et «Aux Armes et cætera» se consolera toutefois d'avoir engendré une multitude d'héritiers dans l'Hexagone: de Daniel Darc à Miossec via Bashung, Arthur H, Dominique A ou Benjamin Biolay.

Ailleurs, ce pionnier du son, premier blanc-bec et Français à enregistrer reggae à Kingston en 1979, a évidemment aussi inspiré. Mais pas dans la même mesure. Aux Etats-Unis, Beck s'en réclame et l'a habilement dévalisé pour son album Midnite Vultures paru en 2000. Tandis que John Zorn, saxophoniste de jazz barré, lui consacrait un disque hommage judéo-avant-gardiste en 1997. La plus belle incursion anglophone dans le répertoire de Gainsbourg reste celle de l'Australien Mick Harvey, compagnon de Nick Cave au sein des Bad Seeds, avec deux opus entiers en 1995 et 1997. Si on passera sur la reprise de «Comment te dire adieu» réalisée en 1989 par l'ex-Communards et Bronski Beat Jimmy Sommerville, reste que l'influence du créateur de Melody Nelson sur la musique populaire contemporaine est prépondérante. Depuis quinze ans, elle ne fait que gravir des échelons au diapason de son art protéiforme. Avant son décès, dès son inscription à la société des auteurs-compositeurs en 1954, l'essaim d'interprètes qu'il a contribué à mettre en lumière (de Michèle Arnaud à Vanessa Paradis) avait bien saisi le génie de cette incomparable centrifugeuse à textes et harmonies.

Monsieur Gainsbourg Revisited (Mercury/Universal). Sortie le 6 mars.