Au sommet de la Tour du Molard, à Genève, est accrochée une clé. Cette dernière est suspendue à la flèche de la girouette. On la distingue, à condition de bien se concentrer, depuis la place et ses pavés lumineux. Immobile, la petite stalactite forgée est maintenue par deux attaches ceinturant une hallebarde conquérante. Peu de Genevois la savent là-haut. Son histoire? Il y en a plusieurs, les scientifiques étant divisés sur ses origines. La version la plus romantique est celle de «la dinde farcie au sésame des murs protestants».

Nous sommes en 1602. Quelques semaines avant cette fameuse nuit d’encre du mois de décembre, où les troupes du duc Charles-Emmanuel 1er sont parties à l’assaut des remparts de la Cité. C’est une période où les rumeurs vont bon train à Genève: les Savoyards sont déterminés à s’emparer de la ville, mais personne ne sait exactement comment et quand l’offensive doit avoir lieu.

Une chasse aux sorcières

Dans ce contexte d’assaut imminent, la Rome protestante sombre progressivement dans l’angoisse. Le soupçon plane sur la présence de complices des Savoyards. Pour mener à bien leur «téméraire entreprise», les voisins catholiques disposaient en effet d’espions, occupés bien avant 1602 à dresser les cartes des fortifications. Ces appuis du Duc étaient aussi recrutés, intra-muros, parmi les habitants de Genève, comme en témoignent plusieurs documents de l’époque.

C’est là qu’intervient le félon de notre histoire. A en croire le mythe, ce dernier se serait emparé de la clé donnant accès à l’une des trois portes des fortifications de la ville. Plus exactement, celle de Rive – les deux autres étant Cornavin et place de Neuve. Il aurait caché le sésame dans le ventre d’une dinde, prête pour le four. Objectif: livrer ce met raffiné et son précieux contenu aux Savoyards.

L’individu, dont on ne connaît pas l’identité, sera finalement capturé. Pris en flagrant délit, alors qu’il tentait de remettre discrètement le volatile à l’ennemi. Ce qui vaudra aux deux complices d’être décapités. «C’était, jadis, le sort généralement réservé aux judas. Bien que les traîtres à la Cité fussent parfois pendus haut et court», relève Ursula Diem-Benninghoff (ci-dessus), guide touristique depuis plus de trente ans. Et cette dernière de commenter: «Si le Genevois était parvenu à ses fins, les commémorations de l’Escalade n’existeraient pas. La ville serait probablement devenue savoyarde.»

Quant à la fameuse clé, elle domine depuis la tour du Molard. Symbole de trahison, elle aurait été placée là en souvenir de la déloyauté envers Genève par l’un des siens. L’édifice, qui faisait partie de l’enceinte entourant la ville et protégeant le port du même nom, est quant à lui un vestige du Moyen Age. D’origine militaire et reconstruit sous sa forme actuelle en 1591, il est coiffé d’une horloge surmontée d’un clocheton, lequel se termine par une hallebarde. Si l’on s’en réfère à un article du Journal de Genève publié en 1907, l’arme aurait appartenu à un Savoyard de l’Escalade.

Un héritage de Christophe Colomb

Cette fable, Ursula Diem-Benninghoff s’apprête à la raconter dans le cadre du circuit baptisé «food tour», une visite guidée lancée cet été par Genève Tourisme et qui a pour thème la gastronomie au bout du Léman.

Au fait, pourquoi sacrifier Genève aux Savoyards à travers une dinde? «C’est ce que l’on appelle le progrès, plaisante Ursula Diem-Benninghoff. L’animal a été introduit dans la Cité après la découverte de l’Amérique en 1492 par Christophe Colomb.» Facile à élever et moins allergène que le poulet, l’imposant volatile a naturellement trouvé sa place dans les repas de fête dans la région. Elle a abrité plusieurs fermes à dindes dont une à Jussy.

Le dindon de la farce?

«Ce site de production agricole aurait appartenu au syndic Philippe Blondel», souligne Ursula Diem-Benninghoff. Circonstance aggravante en cette période post-traumatique, où les théories du complot vont engendrer une série de procès et d’exécutions capitales. Responsable de la Garde genevoise, l’influent personnage s’était fait de nombreux ennemis en politique.

Accusé de négligence suite à l’Escalade, il fut soupçonné d’intelligence avec l’ennemi. Ce qui lui vaudra, à l’issue d’une instruction portant notamment sur sa correspondance avec d’Albigny – le lieutenant général du duc de Savoie – d’être condamné et mis à mort en 1606. Ceci, bien que les preuves de son implication dans l’affaire de la dinde fourrée au sésame de la porte de Rive «ne fussent absolument pas décisives», précise l’auteur de La Place du Molard ancienne et moderne, ouvrage publié sous les auspices de l’Association des intérêts du Molard, aux environs de 1909.


En mémoire d’Etienne Lacombe

Le maître serrurier résidant dans la tour du Molard, lors de la réfection de son clocher en 1773, aurait suspendu une clé sur laquelle il serait gravé son nom.

Quelques historiens maintiennent que la clé de la tour du Molard tire son origine de la trahison d’un Genevois. Celui même qui aurait tenté d’aider les troupes du duc de Savoie à franchir les fortifications de la Cité, en dissimulant le passe dans une dinde. Mais d’autres chercheurs expriment des versions moins poétiques, d’après les archives InterroGE, un service de renseignements à distance animé par le réseau des bibliothèques genevoises.

Ces dernières renvoient notamment à un ouvrage de l’Association des intérêts du Molard, paru il y a plus d’un siècle. «La tour du Molard, qui formait l’une des portes les plus anciennes de la ville [enceinte Marcossey] et donne encore un cachet si pittoresque à cette place, est surmontée d’un clocheton, réparé en 1717 et 1773, et qui se termine par une hallebarde à laquelle pend une clef au sujet de laquelle il existe deux versions. Quelques historiens disent que c’est la clef de l’ancienne porte du lac, sous la tour», précise la publication.

Hypothèses contradictoires

Et ses auteurs de nuancer: «D’autres prétendent qu’il s’agit de la clef de l’ancienne porte de Rive, envoyée au duc de Savoie Charles Emmanuel dans le ventre d’une dinde, quelques semaines avant l’Escalade de 1602, par un complice. […] Le syndic de la garde, Blondel, fut, on le sait soupçonné de trahison, mis en jugement et exécuté, bien que les preuves ne fussent absolument pas décisives.»

On trouve d’autres détails dans le rapport historique «Les anciennes Halles du Molard et annexes [rue du Rhône 56, parcelles arrières et Tour du Molard]», datant de 1989. Dans sa synthèse, l’auteure Christine Amsler stipule que «le clocheton, recouvert d’écailles en fer-blanc, fit l’objet de nombreuses réfections au cours du XVIIIe siècle. C’est dans le cadre de la réfection de 1773 que son amortissement fut surmonté d’une hallebarde munie d’une clé où figure encore le nom du maître serrurier qui occupait alors la tour et qui en devint même propriétaire dès le début de l’occupation française».

L’article «La Genève sur l’eau», signé en 1997 par Isabelle Brunier, va un peu plus loin. Il livre l’identité du fameux artisan: «[…] en 1773, celui-ci [le clocher] fut entièrement refait […]. Etienne Lacombe, maître serrurier résidant dans la tour, fournit un pommeau et une girouette neufs, en forme de hallebarde à laquelle pendait une clef et qui portaient gravés son nom et la date. […] Le clocheton à bulbe est surmonté d’un épi de faîtage qui a remplacé à une date à déterminer, l’ancienne hallebarde.»

Une arme ancienne, mais une clé moderne

Autre indice: un texte de deux pages, «Amortissement du clocher de la place du Molard à Genève», rédigé sous la plume de Jean-Daniel Blavignac. «Si on écoute la tradition, la clef serait celle de l’ancienne porte de la ville qui se voit encore sous le clocher du Molard ou bien une de celles des autres portes, et elle aurait été placée au sommet du clocher en souvenir de l’Escalade de 1602 avec une des armes des assaillants», écrit ce dernier.

Et l’architecte, historien, archéologue et héraldiste de nuancer: «Cette tradition, que nous avons cru bon de recueillir avant qu’elle soit complètement effacée, ne peut malheureusement pas s’étayer d’autorités authentiques; les Registres de la Chambre des Comptes, […] ne contiennent rien à ce sujet.»

Jean-Daniel Blavignac signale toutefois ne pas être parvenu à s’assurer que la hallebarde est une arme véritable et que la clef est une clef ordinaire. Mais, précise-t-il, pour «autant qu’on peut en juger par l’état du panneton, [l’arme] a réellement servi avant de devenir une pièce de cette espèce de trophée si originalement placé. Ajoutons que cette clef n’a aucun caractère d’ancienneté, qu’elle n’est point contemporaine de la hallebarde et que nous ne serions point étonnés qu’elle n’a été appendue qu’à une époque tout à fait récente.»


Un des mythes fondateurs de la Cité

Le duc de Savoie Charles-Emmanuel 1er projetait de faire de Genève sa capitale au Nord des Alpes. Ceci, afin de lutter contre le calvinisme, avec l’appui du pape Clément VIII. Son échec est depuis lors commémoré tous les mois de décembre.

Début du XVIIe siècle, Genève est riche et prospère. Elle attire la convoitise. Notamment celle des Savoyards. Nous sommes à un moment de l’histoire où le traité de Lyon permet à la France de prendre pied sur les bords du Léman (pays de Gex, Versoix et Genthod). Mais le texte datant de 1601 reste assez flou quant à l’indépendance genevoise. Le roi Henry IV considérait la Rome protestante comme rattachée à la Suisse, bien que cela ne fût jamais exprimé par écrit.

C’est dans ce contexte que le duc Charles-Emmanuel 1er, également prince de Piémont, projette de faire de la république du bout du Léman sa capitale au Nord des Alpes. Il entend ainsi lutter contre le calvinisme, avec l’appui du pape Clément VIII. Ceci, en dépit d'«une paix jurée et rejurée» par le souverain voisin, alias «le Chat».

Nuit tragique, mais loin du massacre

Le fils de «Tête de fer», Emmanuel-Philibert de Savoie, autrement surnommé «le Prince à cent yeux», se lance donc à la (re) conquête de Genève, dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602. Voire dix jours plus tard, si l’on s’en réfère au calendrier grégorien, avec une troupe de 2000 soldats. Débarqués par surprise aux portes de la ville – plus exactement à Plainpalais – les mercenaires escaladent les murailles qui entourent la Cité, peut-on lire aujourd’hui sur le site internet de la municipalité.

Côté genevois, l’alarme est donnée à potron-minet, par un coup d’arquebuse lancé par une sentinelle. Les citoyens munis de hallebardes sortent se défendre aux côtés de la milice bourgeoise et de la garde de soldats. La Mère Royaume, une réfugiée protestante lyonnaise – de son vrai nom, Catherine Chenel – ébouillante un Savoyard en lui versant le contenu de sa marmite sur la tête. «A l’époque, les soupes n’étaient pas très riches. Mais elles collaient énormément, en raison du fromage et des céréales qu’elles contenaient. La victime a dû hurler de douleur», imagine Ursula Diem-Benninghoff, guide touristique à Genève.

Les Savoyards sont mis en déroute. L’escarmouche – un conflit entre classes sociales, sur fond de guerre de religions, aura fait 17 victimes à Genève. Ainsi naquit le culte de l'«Escalade», dont les célébrations se répètent chaque année depuis plus de quatre cents ans. La variante populaire et carnavalesque des commémorations d’aujourd’hui étant apparue au cours du XVIIe siècle, pour se développer sous une forme plus patriotique à partir du milieu du XIXe siècle.


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