La pauvreté est chez elle en Afrique – telle une deuxième peau discrète. C'est peut-être le seul endroit sur terre où on la porte avec une dignité inconsciente. Les gens ne baissent pas la tête vers vos chaussures que des années de boue ont raidies, et qui se sont fendues jusqu'à laisser pointer vos orteils. Ils vous regardent droit et profondément dans les yeux, pour voir si vous êtes un ami ou un ennemi. Il n'y a que ça qui compte. Jusqu'à un certain point, je pense que ces yeux plongés dans d'autres yeux, cette intense conscience humaine, est le reflet de la terre d'alentour. Le ciel d'Afrique est sans fin, et la terre d'Afrique est sans fin. On pourrait dire que dans cette immensité réside une sorte de vigilance qui dépouille l'homme pour le ramener à sa forme la plus simple. Si tel n'est pas le cas, alors il doit y avoir quelque autre raison, insondable, pour l'humanité infinie et l'extrême gentillesse des gens de mon village.

Ici, la pauvreté peut compter sur le soutien de la majorité. Nos vies sont parfaitement adaptées à elle. Chaque jour nous mangeons un porridge de millet le matin, un porridge de millet plus épais accompagné d'un morceau de viande bouillie à midi, et quant au soir, nous reprenons le petit déjeuner. Nous nous servons de nos têtes pour transporter à peu près n'importe quoi: l'eau sur des kilomètres et des kilomètres, des sacs de grain ou de maïs, et le bois pour le feu.

Cette adaptation à des conditions difficiles, dans un pays frappé en permanence par la sécheresse, est pleine de désastres. Les enfants ne meurent que trop facilement de faim et de malnutrition: et pourtant, en conséquence de cette adaptation, les gens viennent en foule s'agglutiner autour de la mère et ils s'assoient, s'assoient dans un silence pesant, absorbant la souffrance jusqu'à ce que, pour la mère, il ne reste qu'une vague douleur sourde qui vient se mêler au grand fleuve de la vie. Ce n'est pas juste. Il y a là une terrible indifférence. Mais où est l'alternative? Sortir de cette sécurité insensible, et affronter toute seule la souffrance de la vie, quand le fléau de la balance penche lourdement de l'autre côté, c'est pour certaines affronter un destin bien pire. Le petit nombre de celles qui l'ont fait a sombré dans une folie étrange, tranquille et inoffensive: elles errent par le village, librement. Seuls leur marmonnement incessant et leur corps à demi vêtu permettent de les distinguer des autres gens. Ce n'est pas juste, de même qu'il n'est pas bon de ne lutter que pour survivre. Il doit y avoir d'autres ingrédients que l'on pourrait faire bouillir dans la marmite. Mais comment? Nous sommes en plein milieu de nulle part. Presque toutes les communications se font par char à bœufs ou sur des sortes de traîneaux. Et puis la pauvreté fait naître des bouffées de peur et d'angoisse. Nous ne sommes pas accueillants. Nous avons tendance à rejeter les intrusions nouvelles. Nous vivons et survivons en demandant le moins possible. Pourtant, sous la paix trompeuse qui nous entoure, nous sommes plus facilement troublés et déchirés que ceux qui sont capables d'enjamber l'espace et l'étendue de nouveaux horizons.

Avons-nous vraiment le droit de nous développer lentement, de n'admettre le changement que dans la mesure où il va du même pas que nos limitations, ou le changement fond-il sur nous comme une calamité? Je pose simplement la question parce que, aussi anonymes que nous soyons, nous avons à notre crédit un grand excédent d'amour et de chaleur dont les Dieux quelque part devraient faire le compte. C'est possible qu'ils oublient les endroits désertiques et semi-désertiques. Je voudrais leur rappeler qu'ici aussi il y a des gens qui ont besoin qu'on s'occupe d'eux.