George R. R. Martin et «Game of Thrones», la générosité du tragédien
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L’écrivain George R. R. Martin est l’invité vedette du Festival du film fantastique de Neuchâtel. Grâce à la puissante adaptation TV de sa saga «Game of Thrones», il est devenu l’un des maîtres de la culture populaire. Et un dramaturge impitoyable

A quoi doit ressembler un tragédien? Le seul portait admis par les experts de William Shakespeare montre un être en apparence affable, plutôt effacé, qui, s’il n’y avait cette chevelure ouatée, pourrait évoquer le comptable d’une fiduciaire. George R. R. Martin, lui, a son air de capitaine Haddock à barbe blanche et lunettes, casquette marine, large sourire au-dessus d’une opulente bedaine. Cet homme-là paraît incapable de tuer une mouche. Il ne cesse pourtant d’assassiner ceux qui lui sont peut-être les plus chers, après sa deuxième épouse: ses propres personnages. C’est cet écrivain sans pitié que les chanceux entendront au Festival du film fantastique de Neuchâtel, et croiseront peut-être dans les rues de la ville. Après cinq années de patience, et une annulation l’an passé, le NIFFF peut enfin accueillir celui qu’il désirait tant faire venir: l’homme par qui Game of Thrones, romans et série TV, est arrivé.
Game of Thrones, Le Trône de fer, A Song of Ice and Fire pour le titre original: ou la guerre des clans, les Baratheon, les Lannister, les Stark…, dans un monde médiéval fantastique, agrémenté de quelques morts-vivants, au nord, et de trois dragons, au sud-est. Le phénomène ne se présente plus. Lors de la récente diffusion de la quatrième saison, la chaîne commanditaire, HBO, a battu son propre record, à 18,4 millions de téléspectateurs en audience cumulée avec les rediffusions et rattrapages, un peu plus que la quatrième saison des Soprano en 2002, précédente cime d’audience. La série triomphe partout où elle passe et, depuis quelques années, est le feuilleton le plus piraté sur Internet. Pas une journée qui n’apporte pas sa petite nouvelle à propos de Game of Thrones, de l’annonce d’une application qui proposera des cours de dothraki, la langue de la prétendante au trône – et mère des dragons –, Daenerys, jusqu’aux exploits plus ou moins intelligents des fans. Celui qui a interprété l’air du générique à la cornemuse-lance-flamme sur un monocycle a eu son quart d’heure de gloire planétaire.
George R. R. Martin développe sa sombre épopée depuis 1996, année de sortie du premier volume. Les ouvrages rencontrent vite un joli succès. Ils sont traduits en français dès 1998, mais selon un absurde découpage des éditeurs hexagonaux, qui tronçonnent les volumes originaux. Il faut se caler désormais sur les livres édités sous la bannière d’une «intégrale», qui sont en fait les romans dans leurs formats originaux.
La publication des cinq volets aurait déjà fait de George R. R. Martin un écrivain enfin reconnu. Mais voici qu’en 2007 HBO en achète les droits et, après une préparation plutôt lente, entame en avril 2011 la diffusion de la série conçue par David Benioff et D. B. Weiss sur la base des romans. Dès lors, tout s’emballe, et la course aux superlatifs est lancée.
Né en 1948 dans une famille modeste du New Jersey, vivant désormais dans le Nouveau-Mexique, George Raymond Richard Martin a toujours écrit. Il a fait des études de journalisme, puis l’a un peu enseigné, mais c’est la fiction qui le motive. En 1980, il décroche une timbale rare, les trois plus prestigieux prix anglo-saxons (Hugo, Locus et Nebula) pour une nouvelle, Les Rois des sables. En 1983, son roman d’épouvante Armaggedon Rag le fait connaître.
L’écrivain connaît bien l’industrie de la télé. Au début des années 1980, l’une de ses nouvelles inspire un volet de l’anthologie TV The Hitchhiker, qui, aujourd’hui, accuse son âge mais reste un moment de création TV à suspense. En 1987, George R. R. Martin bifurque franchement vers la TV, pour laquelle il œuvrera une dizaine d’années. Il contribue en particulier à la reprise de La Quatrième Dimension, puis à La Belle et la bête, qui ne sera pas son travail le plus remarquable. Il quitte d’ailleurs ce monde-là en se disant brimé par les limites de l’exercice télévisuel.
Pour Le Trône de fer, il revendique du temps et de l’ampleur: à ce stade, 4000 pages. Et, s’agissant de la déclinaison TV, il entretient une proximité critique avec l’équipe qui conçoit la série. Il en est coproducteur, et a pris l’habitude d’écrire un épisode par saison – ce qui a inspiré Stephen King, «très jaloux» de son collègue sur ce point selon ses termes au Seattle Times, et qui, dans la foulée, a voulu écrire le début de la deuxième saison de Under the Dome… Dans l’ensemble, George R. R. Martin soutient le travail de David Benioff et D. B. Weiss, saluant récemment une «excellente» quatrième saison dans Entertainment Weekly, tout en signalant les divergences: «Nous remarquons de plus en plus de différences avec les livres et je l’avais pressenti depuis le début. Faire des changements crée un effet boule de neige et je crois que cela va continuer.» Il peste surtout, et encore, contre le cadre rigide du format et des contraintes de la TV, qui poussent à élaguer par rapport aux romans: «Il y a évidemment une raison pour laquelle je place chaque scène dans mes romans, j’ai le sentiment qu’elle enrichit l’histoire. Comme je le dis depuis des années, j’aimerais que nous ayons davantage d’heures – chaque fois que je regarde une série de HBO, je me demande pourquoi nous avons 10 épisodes quand les autres en ont 13.» En fait, il le sait très bien: Game of Thrones est l’une des productions de TV les plus coûteuses du moment.
S’ils s’éloignent sur certains points, et si les fans ont des sueurs froides parce que la série va plus vite que le rythme d’écriture de son géniteur, romans et épisodes de TV se rejoignent dans les grands moments. Comme le neuvième épisode de la troisième saison, qui a provoqué un choc mondial auprès des amateurs en raison de la mort simultanée de plusieurs personnages importants.
Ne pas se fier, donc, à l’opulence bonhomme du créateur. George R. R. Martin est généreux par l’ampleur de son entreprise, par ses notes régulières sur son blog ou sa manière de venir à la rencontre de ses fans. Mais il se montre impitoyable. Cette dureté dans le déroulement constitue désormais la marque de fabrique de Game of Thrones. L’auteur n’a peut-être pas aimé ses années de télévision, mais il en a gardé des trucs de construction et d’écriture: un sens particulier de la narration en fonction des personnages – les romans sont autant de chapitres à la troisième personne, mais axés sur l’une des 24 figures principales –, et le goût du cliffhanger, du choc en fin d’histoire, pour accrocher les fidèles. Au même Entertainment Weekly, il disait: «J’aime que mes histoires soient imprévisibles, et quand il y a un suspense considérable.» Et il précisait, à propos de ce passage déjà historique des Noces pourpres, l’hécatombe du 3x09: «Je n’ai jamais eu autant de mal à écrire une scène. Elle intervient aux deux tiers du livre mais j’ai attendu d’avoir terminé le reste du livre pour y revenir et l’écrire. C’était comme tuer deux de mes enfants. Mon but est que les lecteurs gardent l’impression d’avoir vécu les événements du livre. De la même manière qu’on est en deuil quand un ami est tué, il faut être en deuil si un personnage de fiction est tué. […] Si un protagoniste meurt et que vous vous resservez du pop-corn, c’est que l’expérience a été superficielle, non?» Formulé ainsi…
Il dit son amour de Tolkien, mais il y a peu du Seigneur des anneaux dans Le Trône de fer. L’écrivain à la casquette s’est surtout inspiré des Rois maudits, de Maurice Druon. Ce jeudi, il était d’ailleurs à Dijon pour une signature, en route pour Neuchâtel. En somme, son dessein est bien celui de la tragédie, et Game of Thrones en constitue une déclinaison moderne. Opulente et cruelle. Passionnante autant que retorse. Lisible selon d’innombrables points et angles d’interprétation, ce qui démultiplie son intérêt et séduit les intellectuels de tous bords. Et captivante jusqu’à la mise en scène, quoiqu’un peu brouillonne, de la fin de l’aventure. Alors que, début juin, son éditrice a laissé entendre que la saga pourrait avoir huit volumes, soit un de plus que prévu, le principal intéressé n’a d’abord pas démenti, tout en répétant un peu plus tard qu’il s’en tenait à son plan initial de sept livres… ou pas. Le jovial tragédien sait garder ses secrets.
Parution de L’Œuf de dragon, inédit de 2010, qui se déroule à Westeros 90 ans avant les événements du Trône de fer. Pygmalion, 192 p.
(Cet article est paru le 3 juillet 2014).