comique de situation
Il a organisé son propre enterrement, revendiqué des tremblements de terre comme des oeuvres d’art et fabriqué un savon à partir de la graisse liposucée de Silvio Berlusconi. Rencontre avec un artiste qui a fait de l’humour un des beaux-arts. Par Emmanuel Grandjean

C’est un jumeau de Dorian Gray dont on ignore où il aurait planqué le tableau qui vieillit à sa place. Depuis plus de vingt ans qu’on le croise à Genève, Gianni Motti n’a pas bronché. L’artiste italien affiche cette immuable crinière grise qui le fait ressembler au fils naturel d’Alberto Giacometti, le sculpteur, et de Camaròn de la Isla, l’icône du flamenco.
D’autres choses n’ont pas beaucoup bougé: sa consommation de cigarettes et cette manière picaresque de philosopher sur la vie. Cela dit, en vingt ans, il y a quand même eu du changement. D’abord il expose partout son œuvre qui joue sur les faux-semblants (la vidéo de son enterrement), l’appropriation (ses revendications de tremblements de terre comme des œuvres d’art), l’esquive (ses photos de lévitation avec l’aide d’un magicien) voire un peu des trois à la fois lorsqu’il hisse un drapeau blanc sur le Quartier des Bains de Genève en signe de reddition globale.
Ensuite, après avoir beaucoup rebondi de galerie en galerie, il appartient désormais à la liste des artistes représentés par Emmanuel Perrotin, marchand parisien qui possède des espaces à New York et à Hongkong et qui compte Takashi Murakami, Tatiana Trouvé, Wim Delvoye, Xavier Veilhan ou encore Maurizio Cattelan dans son écurie. Bref, Gianni Motti c’est devenu du sérieux.
Le sérieux justement, pas forcément la tasse de thé de l’artiste qui marche à l’humour super plus mais dont on ne sait rien de la vie. Gianni Motti est né à Sondrio, petit village du nord de l’Italie en 1958. Le reste? Inutile d’insister, il ne vous le dira pas, ça non plus en vingt ans ça n’a pas changé. Il faut se contenter de sa notice biographique qui s’est longtemps bornée à mentionner cette seule ligne: «Gianni Motti vit à Genève. Il mène une vie exemplaire.»
Le Temps: L’humour pour vous c’est très important?
Gianni Motti: C’est une manière de faire passer la pilule, d’apporter un point de vue détendu sur des sujets qui ne le sont pas vraiment. Parfois l’humour suscite des ires imprévisibles et irrationnelles. Surtout quand vous touchez à la politique et à ses dérives. Comme lorsque j’exposais à ArtBasel en 2005 un savon fabriqué à partir de la graisse liposucée de Silvio Berlusconi intitulé Mani pulite (Mains propres, ndlr), du nom de l’opération anti-corruption qui avait agité l’Italie dans les années 90. L’argent est également un vecteur à controverse. Ironiser sur l’économie reste assez tabou.
D’où ces installations où vous suspendez au plafond des milliers de billets de 1 dollar. Comme de l’argent sale qui sécherait après avoir été blanchi.
L’argent c’est quoi? On ne sait ni comment il est fabriqué ni où il circule vraiment. Et dans des proportions tellement considérables que cela en devient abstrait, inimaginable.
Les banquiers sont un peu comme des créateurs qui créent de l’argent à partir de rien et nous le prêtent avec les intérêts. Au point que c’en est presque de l’art conceptuel.
En 2009, dans le climat morose plombé par la crise économique, j’ai conçu l’exposition Moneybox. Au lieu de consacrer l’argent de l’exposition à la réalisation d’une pièce, j’ai proposé de l’étaler au grand jour. Ce ciel de billets, suspendus sur des fils par des trombones, créait une ambiance bucolique. Le budget de l’installation devenait ainsi une œuvre.
Durant la même période, j’ai aussi réalisé des répliques exactes de billets de 1 dollar, mais en bronze peint. Avec cette idée que le collectionneur achète de l’argent avec de l’argent.
C’est aussi ce que cherchait à faire Andy Warhol avec ses peintures où il multipliait les billets de 1 dollar…
Oui, mais c’étaient des tableaux et des sérigraphies. Andy Warhol fonctionnait comme une sorte de planche à billets. C’était la belle époque du boom économique…
Vous pratiquez donc plutôt l’humour par l’absurde?
Peut-être, je ne sais pas. Vous savez ce qui est absurde? C’est de se retrouver 7 milliards d’êtres humains à tourner à la fois sur nous-mêmes et autour du soleil à une vitesse faramineuse juchés sur la croûte refroidie d’une boule de feu. Il faut avoir une bonne dose d’humour pour s’adapter et garder un peu d’enthousiasme…
L’art ça vous est venu comment?
Je crois que je l’ai toujours eu en moi. Je n’ai suivi aucune école des beaux-arts ou alors juste trois mois à Florence pour me convaincre que je n’avais rien à faire là. La première fois que j’ai peint quelque chose, c’étaient les balles de tennis que je ramassais pendant l’été à Saint-Moritz pour me faire de l’argent de poche. Je devais avoir 13 ou 14 ans.
C’était à quel moment?
Disons quelque part dans les années 60. En Italie à cette époque, les artistes de l’Arte povera et de l’Art informel commençaient à exposer à Turin et à Milan. J’avais vu une exposition de Piero Manzoni avec ma classe. Ce qui était plutôt culotté de la part de mon professeur. Manzoni c’était quand même celui qui mettait en conserve de la «Merde d’artiste».
Donc l’art vous intéressait déjà?
Il m’intriguait. J’ai commencé à réfléchir au fait qu’on pouvait être artiste avec très peu de moyens. Mes premières «Revendications» sont venues comme ça. J’ai passé mon adolescence entre la dolce vita et le terrorisme. L’Italie vivait alors «les années de plomb». Je voyais presque tous les jours dans les journaux des revendications publiées par divers mouvements politiques. Graphiquement, ces annonces avaient un certain charme. Du coup, je me suis dit que moi aussi, un jour, je revendiquerais quelque chose.
Et vous vouliez revendiquer quoi?
J’ai commencé à faire de l’art en revendiquant des tremblements de terre et des éclipses comme des œuvres. C’est gigantesque, visible depuis très loin et en plus ça secoue les consciences. Et puis l’avantage de travailler avec des phénomènes naturels, c’est que Dieu est un peu votre assistant…
Vos œuvres dénoncent les dérives du capitalisme. Elles épinglent la politique des puissants. Est-ce que vous vous considérez comme un artiste engagé?
Je ne sais pas, c’est difficile de juger soi-même. Je m’engage c’est tout, sans préjugés. Des fois sur des terrains inconnus. En 2005, je me suis comparé à un proton et je me suis engagé dans le tunnel du CERN. J’ai parcouru à pied les 27 kilomètres de l’accélérateur de particules à la recherche de l’anti-Motti. Au bout de six heures, quand j’en suis sorti, j’ai eu l’impression que les gens autour de moi avaient vieilli de six heures… Ai-je validé la théorie d’Einstein? Je ne sais pas.
Vous n’êtes jamais sérieux?
Toujours sérieux. A ma manière.
D’où parfois ce malentendu par rapport à votre œuvre. On a parfois l’impression qu’une partie du public la croit capable d’alerter les gens sur tous les problèmes du monde. Alors que dans le fond, pour vous, le monde est un vaste terrain de jeu?
Le malentendu fait partie de toute œuvre, de toute activité humaine. Un artiste qui travaille avec des fleurs, je ne pense pas qu’il sonne l’alerte sur les problèmes floraux du monde.
En 1997, je suis resté devant le palais présidentiel de Bogota à convaincre par télépathie le président colombien Samper Pizano de démissionner. Les journaux en ont parlé. J’avais même convaincu la population et d’autres artistes de venir m’aider dans cette opération de déstabilisation psychique. Mais dès le lendemain, j’ai dû quitter le pays par le premier avion pour échapper à la police. Lorsque je lance une balle, je ne sais jamais où elle a rebondi.
Vous vivez à Genève. Vous n’avez jamais eu envie d’aller vivre ailleurs, dans un grand centre urbain comme Londres, Paris ou New York?
Et pour y faire quoi? Ici, l’aéroport est à quinze minutes de chez moi. Et puis aujourd’hui vous pouvez vivre et travailler d’absolument n’importe où. Genève est agréable. C’est aussi une sorte de non-lieu très pratique. J’aime bien lorsqu’on m’appelle de très loin et que la personne à l’autre bout du fil consulte Google Map pour savoir où est cette petite ville où j’habite.