Reportage
Le Périgord, c’est Lascaux, Rouffignac et autres grands sites préhistoriques. Mais à l’écart, il en existe de plus discrets et tout aussi riches. Comme la grotte de Bernifal qui appartient à Gilbert Pémendrant, éleveur bovin féru d’art pariétal

Une pente douce donne accès au parking improvisé dans une gravière. A hauteur d’un vieux moulin, il est écrit sur une palette «Interdit de stationner». L’emplacement est réservé au propriétaire des lieux. Un panneau clouté à une palette indique: «Pour la grotte tél. 06 74 96 30 43». Rien ne garantit cependant que la personne au bout du fil ne se déplace. «Si je peux je viens, sinon on prend rendez-vous pour un peu plus tard», prévient Gilbert Pémendrant. Il peut être ou fatigué – il a 82 ans – ou à la cueillette aux champignons ou bien encore aux champs avec Blanche, sa dernière vache, une limousine. Il en a eu jusqu’à quinze.
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Jadis, il filait avec le père au marché aux bestiaux de Brive-la-Gaillarde vendre les veaux. «On les coinçait avec de la paille dans la bétaillère, à 10h on avait tout vendu», se souvient-il. Il arrive dans sa voiture, pas des plus récentes mais vaillante. Quand il quitte l’habitacle, ce n’est pas son dos voûté qui saute aux yeux mais son visage lisse. Pas une ride. Qui (ou quoi) a contenu les replis du temps? Le sourire sans doute, qui ne le quitte pas et a lifté la peau. Cet homme paraît sans cesse en gaieté. Nul doute que parfois le soir, comme tout un chacun, la mélancolie l’étreint. Gilbert vit seul, depuis longtemps, mais ses jours sont emplis d’une belle lumière, celle qui éclaire la centaine de figures magdaléniennes gravées et peintes sur les parois de la grotte de Bernifal, sa grotte.
Douceur du climat
Vallée de la Vézère, en Dordogne, 147 gisements paléolithiques dont le mythique site de Lascaux, à 25 kilomètres de là. Quinze grottes ornées y ont été classées au Patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, dont celle de Gilbert. On y va. Ses visiteurs à pied, lui dans l’automobile dont la hauteur semble avoir été calculée en fonction de celle des arbustes pliés au-dessus du sentier. «Cent mètres de pelouse, quatre cents de sous-bois», a-t-il indiqué avant de démarrer. Charmes, chênes et châtaigniers font la référence. A gauche, des abris-sous-roche troglodytiques. Arrivé il y a 30 000 ans dans la région à l’ère glaciaire, Homo sapiens a apprécié la douceur singulière du climat périgourdin et les innombrables refuges dotés de cheminées naturelles.
Il y a aiguisé ses armes et ses outils, enterré ses morts comme aux Eyzies, tout à côté, où se visitent l’abri de Cro-Magnon et ses sépultures ainsi que le Musée national de la Préhistoire. Gilbert nous mène à une épaisse porte engoncée dans une cavité rocheuse. Il explique que c’est son grand-père qui a découvert le site en 1902, sur la propriété familiale. L’abbé Breuil, surnommé le pape de la Préhistoire, qui a participé en 1901 aux Eyzies à la découverte des grottes ornées des Combarelles et de Font-de-Gaume, vient aussitôt y faire des relevés et valide le trésor: Bernifal est classée aux monuments historiques dès 1904.
Le guide Gilbert sort une grosse clé de sa gibecière, tourne un tour. De l’autre côté, un autre temps, un autre monde. Une chapelle noire et silencieuse, longue d’une centaine de mètres, le goutte-à-goutte des larmes de calcite, la fraîcheur (12 degrés) saine et pure. La spécificité du lieu tient au fait qu’il est resté dans l’état. «C’est ce qui est émouvant et authentique, la porte se ferme sur le monde actuel et nous plonge en Préhistoire dans les conditions de vie de nos ancêtres puisque rien n’a été touché», confie l’archéologue Christophe Goumand, adjoint scientifique à l’Université de Genève, qui a fait le déplacement. Aucune fouille n’a été réalisée et l’électricité n’est jamais arrivée. C’est avec une torche que Gilbert illumine des colonnes de concrétion, des stalactites et des stalagmites qui partout pointent. «Voyez ces deux-là, 28 millimètres les séparent, il faudra trois siècles pour qu’ils se rejoignent et forment une colonne. Moi je serai encore là, mais peut-être pas vous», rigole-t-il. Plus sérieux tout à coup face à un bestiaire étonnant, un mammouth peint, un aurochs, une tête de taureau, un poisson et un asinien (baudet) «si rare que l’abbé Breuil l’a dessiné», s’enorgueillit Gilbert.
On ne touche pas
Pointeur laser à la main (c’est un achat récent), il balise les contours d’un bison femelle enceinte grandeur nature et commente: «Ici le poitrail, la ligne de dos, le fond du ventre, l’artère jugulaire, les naseaux, la mâchoire inférieure, il a été peint il y a 10 ou 15 000 ans.» La visite du sanctuaire se poursuit. Ne pas toucher les murs, ordonne-t-il, bien regarder là où on met les pieds et se placer dans les angles de vision qu’il a prédéfinis. Le ton est tout à coup sentencieux et on ne saurait enfreindre la loi de la grotte. On voit ainsi une représentation extrêmement rare d’un visage féminin (Lascaux n’a pas d’équivalent) et celle de mains négatives.
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Dans un interstice, un silex taillé en couteau, long d’une vingtaine de centimètres, a été oublié et s’est calcifié. Puis le fameux tectiforme qui selon Gilbert représente une hutte avec son seuil, son toit, sa cheminée et son filet de fumée. Les experts refusent en général cette interprétation mais notre guide n’en démord pas: c’est une habitation. Ceux qu’il appelle les grands dirigeants (des sommités venues de Bordeaux) ont attesté cette lecture. Gilbert a lui-même identifié en 2009 un profil humain. Il relate avec son accent occitan: «J’accompagnais un groupe d’étudiants et ai éclairé sans le vouloir ce visage que je n’avais jamais vu, il était sculpté et modifié avec notamment une chevelure tombante.» Le préhistorien Norbert Aujoulat, venu observer cette représentation humaine, l’a authentifiée et a donc autorisé Gilbert à la montrer à ses visiteurs.
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Depuis 25 ans, il gère sa grotte à sa main, succédant à son frère aujourd’hui décédé. Avec la même dévotion et toujours hors du circuit touristique. Pas de publicité, pas de site internet, pas de billetterie, pas de boutique souvenirs. Un parcours fléché aux abords d’une sente et cette rumeur qui bruisse le long de la Vézère et raconte qu’à Bernifal «Homo sapiens n’a jamais été aussi proche et prochain.» On paie 7 euros en fin de visite (5 euros pour les enfants). Six personnes par jour en moyenne, pas plus, pour ne pas abîmer les peintures et le cœur du guide. Gilbert range la torche. Un regard en biais, souriant. Il parle: «C’est drôle, quand j’étais petit, ça n’intéressait pas beaucoup de monde toutes ces grottes, et puis il n’y avait pas les routes pour venir jusque par ici. Et les gens n’avaient pas le temps, il n’y avait pas les congés payés, le samedi on travaillait, le dimanche il y avait la messe le matin et les vêpres l’après-midi.» Gamin, il a arpenté la grotte de Lascaux (découverte en 1940), la vraie, pas les répliques II ou IV.
Tracas administratifs
«Les spécialistes qui venaient de partout avaient besoin de main-d’œuvre pour porter les lampes à acétylène», dit-il. Il ne fait aucun commentaire sur Lascaux victime de son succès, la maladie blanche due aux rejets de CO2 par les visiteurs, les micro-algues qui ont altéré les peintures et sa fermeture en 1963. Christophe Goumand confie: «Bernifal n’a pas souffert des mêmes maux parce qu’elle a été tenue à l’écart des pollutions.» Que se passera-t-il lorsque Gilbert ne pourra plus donner le tour de clé? Ses neveux prendront la relève, avec le même soin. L’Etat depuis 2009 met la main sur ce genre de mine d’or, qui ne saurait désormais demeurer privée, «et on nous donne en échange quatre sous».
Gilbert a échappé à cette réquisition, eu égard à l’ancienneté du site. Il avoue cependant faire face à des tracas administratifs: «On me dit que je me livre à de la concurrence déloyale parce que l’entrée n’est pas assez chère.» Pour le reste, tout va bien. Le dernier check-up annuel commandé par «les grands dirigeants» a diagnostiqué un état de santé stationnaire, donc très bon, de la grotte de Bernifal. Ce qui l’autorise à faire parfois des entorses au règlement. Il a ainsi accueilli la semaine passée le groupe Women Fair Travel, seize dames allemandes et suisses alémaniques qu’il appelle les Religieuses sans pour cela qu’elles soient des nonnes.
Des habituées qui viennent célébrer la nature sauvage en Dordogne et le ventre nourricier de la terre. Accompagnées de tambours, elles aiment à chanter au fond de la grotte puis faire silence dans le noir. «Si tu te tais vraiment, tu peux sentir la terre respirer la paix», résume l’une d’entre elles. Un autre visiteur, il y a quelques années de cela: Silvio Berlusconi, venu avec deux demoiselles et une tenue de camouflage. Gilbert l’a reconnu, ce qui a, paraît-il, étonné les accompagnatrices du Cavaliere.