Il y a quelque chose d’un peu fou chez Daniil Trifonov. A 22 ans, le pianiste russe perpétue l’art des grands virtuoses du siècle dernier. Transpirant à grosses gouttes, s’élançant corps et âme dans les partitions, il n’a peur de rien. Il domine les obstacles les plus échevelés tout en faisant preuve d’une fine sensibilité.

Dimanche en fin d’après-midi au Théâtre de Vevey (dans le cadre du Septembre musical), Daniil Trifonov créait tout d’abord sa Sonate pour piano en quatre mouvements – une partition composée par lui-même. On y trouve tout un catalogue de difficultés propres au piano romantique. L’œuvre conjugue la double influence de Scriabine et Rachmaninov, avec des réminiscences de Chopin et de Ravel («Scarbo» de Gaspard de la nuit pour le côté sardonique) . Une avalanche d’arpèges, des paquets d’accords très sonores (triple forte!), une sorte d’ivresse pyrotechnique: Daniil Trifonov assume cet héritage. C’est plutôt bien fait en son genre, très impressionnant, mais bien sûr anachronique.

Autant Daniil Trifonov est capable de faire jaillir des sonorités proprement magiques de son clavier, autant il lui arrive de jouer (très) fort et de présenter quelques duretés dans le toucher. Sa technique, les doigts disposés à plat sur le clavier, semblables à des spatules («spatulés» dans le jargon), rappelle alors celle d’Horowitz. Il joue ensuite quelques extraits des Contes de fées de Medtner. Les pièces sont admirablement caractérisées. Puis il empoigne la «Suite» de L’Oiseau de feu de Stravinski transcrite par Guido Agosti. Sa science du clavier comme la palette de sonorités évoquent tout un orchestre – bien que certains effets ne soient pas traduisibles au piano.

En seconde partie, Daniil Trifonov annonce lui-même une modification de programme. Il renonce à jouer le recueil entier des 24 Préludes de l’ Opus 28 de Chopin qu’il remplace par les Variations sur un thème de Chopin de Rachmaninov. Or le thème de ces variations est le Prélude No 20 en ut mineur de l’Opus 28. Daniil Trifonov livre une interprétation magistrale de cette œuvre au long souffle, pleine de trouvailles (écriture polyphonique à la Bach, main droite courant sur les touches…). Il y ajoute quelques Préludes de Chopin, joués dans le désordre (Nos 21 à 24, Nos 7 à 9, Nos 15 et 16). A nouveau, il déploie des trésors de sonorités (superbe «Molto agitato» en fa dièse mineur!). On regrette simplement que ses nuances forte commencent à prendre une couleur «rachmaninovienne», alors qu’il y a un an, son jeu paraissait plus proche de l’esprit de Chopin .