Jean-Loup Trassard. La Déménagerie. Gallimard, 310 p.

Le grand-père de Jean-Loup Trassard, très casanier, nommait «déménagerie» l'idée qu'il se faisait de tout déménagement. Le mot convient particulièrement bien à l'expédition de 110 km entreprise en 1941 par une famille de paysans, sept enfants plus un aide, quittant leur ferme de Mayenne pour une plus grande en Sarthe avec leurs meubles, leurs outils et le petit bétail. Les préparatifs et le déroulement de ce convoi de charrettes sont retracés comme une sorte de chanson de geste par l'auteur, 8 ans à l'époque: «Ce voyage m'a toujours plu qui ressemblait tellement à mon livre sur l'Arche de Noé!»

Ses souvenirs et ses connaissances agricoles, des lettres anciennes de feu Victor Fourboué, le témoignage de sa femme Marguerite et d'un des enfants, voilà ce dont disposait Trassard pour écrire ce récit du passage d'un monde à un autre, dans un temps où la vie rurale semblait immuablement rythmée par les travaux et les jours. Les premiers engrais faisaient tout juste leur apparition et les engins mécanisés n'avaient pas encore supplanté les chevaux pour labourer ou faucher. Nulle nostalgie cependant dans ces pages pour «le bon vieux temps» – si rude quand il s'agissait, par exemple, de laver à la mare le linge d'une maisonnée de dix personnes – mais le regret peut-être d'un savoir-faire ancestral disparu.

C'est Georges Anex qui rapprochait jadis, à propos des récits de L'Ancolie, la voix de Trassard de celle du Gustave Roud de Campagne perdue, où l'on entend comme un appel ou un dernier adieu à l'ancien monde paysan (cf. Le Lecteur complice, Zoé 1991). On retrouve chez les deux écrivains – outre leur pratique commune de la photographie – la même quête intime du sens et des signes, avec sans doute moins d'élan lyrique chez le Mayennais, qui a le goût de la description lente et minutieuse des gens, des choses et de leurs parleries. Ce qui n'exclut pas chez lui une touche d'humour: notant parmi beaucoup d'autres termes patois le verbe «chatigoincer», qui signifie caresser, lutiner, il juge les Sarthois délurés, car «chez nous, il n'y avait aucun mot pour ça».

Trassard aiguise son propre instrument, celui du langage, pour nommer et décrire les machines agricoles et les divers outils servant aux travaux des champs, ainsi que leur usage: du brabant à la rasette, il y a là une volonté d'inventaire ethnographique et poétique. La grande affaire de Victor, dont les étalons sont souvent primés, c'est l'élevage des chevaux. Labourer (ou «cherruer») avec trois juments en ligne tirant le brabant reste son activité préférée, qu'il accompagne de tout un répertoire de vieilles chansons, «En allant cueillir les noisettes», «Les dames de Paris» ou «Blonde aux grands yeux prometteurs»…

Avec ce grand déménagement, jugé audacieux par certains, les Fourboué ont quitté non seulement un département pour un autre, mais aussi leur parenté et tous leurs amis. Ils ont gagné au change sur le plan pratique et se sont aussi élevés socialement: davantage de terrain, un meilleur climat, de nouvelles mœurs (en Sarthe, on les appelle «maître» et «maîtresse»), une ferme plus confortable: «C'était un nouveau monde, une nouvelle vie! se souvient leur fils aîné. Partis de Saint-Baudelle où on n'avait connu que le falot avec une bougie et arriver à la Mézangerie où il y avait l'électricité, pour nous c'était formidable. Ça m'a touché, moi. On allumait toute la cour, on se trouvait modernes!»

Ce récit apporte aussi, mais en marge, un témoignage sur la vie rurale sous l'Occupation. Si les Fourboué n'ont pas eu à souffrir des bombardements ni des restrictions, ils ont cependant dû ruser avec les Allemands pour éviter les réquisitions. Ou, plus dangereux: pour cacher, puis évacuer, trois Américains tombés du ciel dans un de leurs champs, ce qui leur vaudra après-guerre un diplôme signé du général Eisenhower.