La grande colère de Tom Tirabosco
Livres
Effondrement de la biodiversité, addiction au pétrole, dérèglement climatique, le dessinateur genevois mêle récit initiatique et brûlot pessimiste

Passionné depuis toujours par la nature, le dessinateur genevois Tom Tirabosco, 53 ans, ne cesse de mener le combat pour la défense de l’environnement. Il crée des affiches pour les Verts ou pour Greenpeace. Il illustre régulièrement La Revue durable, il a dessiné pour La Salamandre junior et pour une BD d’aventures sur la déforestation au Congo. Il restreint sa consommation et il s’est même lancé récemment dans la permaculture. Cependant, Femme sauvage, sa nouvelle bande dessinée impressionnante et par moments mystique, qu’il a pris le temps de mûrir et de peaufiner, adopte un ton nouveau, radical, lui qu’on connaissait plutôt affable et doux. Pour l’artiste, le désastre, inéluctable, est pour demain. Demain matin. Un peu réconfortant quand même? Les premiers mots de son livre n’évoquent pas la fin du monde, mais «d’un monde»…
Le Temps: Vous avez toujours été très engagé pour l’écologie, mais, dans votre livre, on découvre en vous un homme en colère, qui donne un coup de poing pour réveiller les consciences…
Tom Tirabosco: Oui, c’est bien une grande colère contre notre société contemporaine et son modèle économique. Il y a cinquante ans déjà, le Club de Rome, avec ses rapports sur les limites de la croissance, nous mettait en garde, mais il n’a pas été écouté, accusé de catastrophisme. Aujourd’hui pourtant, ce qui est en train de se réaliser dépasse le pire de leurs scénarios. L’effondrement globalisé, environnemental et sociétal, a commencé, selon de plus en plus de chercheurs. Voyez notamment ce tout récent rapport d’experts de l’ONU sur la biodiversité. Un choc: plus d’un million d’espèces animales et végétales sont menacées d’extinction à très court terme. Alors oui, je suis en colère, comme l’est mon héroïne, qui fuit un monde en déroute, poussée par le dépit et le désespoir.
Mon discours est certes plus militant, et je l’assume, mais quand je crée, je n’ai pas envie de produire un manifeste, je continue à raconter des histoires, romanesques et allégoriques, et à privilégier le plaisir de la lecture.
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Une histoire qui fait la part belle aux femmes, c’est peut-être pour ça que votre héroïne n’a pas de nom, elle les représente toutes…
J’avais besoin que mon personnage soit une femme. Je les sens plus concernées par l’écologie, peut-être parce qu’elles donnent la vie. Je pense que la Terre aurait besoin d’un peu plus de sensibilité féminine et d’un peu moins de testostérone. D’ailleurs, mon héroïne va rencontrer une étrange créature qui va la sortir de la violence masculine, une sorte d’incarnation d’une nature sauvage et maternelle. Cette histoire est aussi un hommage à Tintin au Tibet, mon «album de chevet».
En 2022 (dans trois ans!), des dérèglements climatiques dramatiques provoquent une guerre civile meurtrière et plongent les Etats-Unis dans le chaos. Pour vous, l’urgence est absolue?
Il s’agit de notre survie. Jamais je n’aurais imaginé dire cela un jour à un journaliste! Et ce n’est pas la technologie qui nous sortira de ce mauvais pas. Notre modèle de société est d’une grande fragilité, il peut basculer d’un moment à l’autre, car il est shooté aux hydrocarbures et totalement dépendant des énergies fossiles. Nous sommes de plus en plus déconnectés de la nature et la considérons uniquement comme un réservoir de matières premières dans lequel nous pourrions puiser à l’infini.
Vous n’y allez pas de main morte: la Terre doit «en finir avec les humains», les «gros cons de la création», une «espèce toxique»…
Ce sont les paroles de mon héroïne, la colère de la jeunesse, c’est évidemment excessif. Pour la première fois, j’ai réalisé un vrai travail d’écriture, en me mettant dans la tête de mon personnage, en cherchant un rythme, une scansion à ses ruminations. Mais oui, je peux m’identifier à elle, je suis effaré d’entendre tous les jours des horreurs, ce modèle capitaliste est en guerre contre le vivant. Il faut sortir du déni, voir ce déclin en face, et nous y préparer. Cela passe par créer de nouveaux liens entre nous, retrouver le sens du collectif, partager, tout faire pour éviter les guerres et les nationalismes.
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L’effondrement est déjà en cours, effondrement de la biodiversité mais également des équilibres politiques et sociaux. Je soutiens le mouvement qui soulève une partie de la jeunesse, et comme dit la jeune Greta Thunberg, il est temps que nos décideurs paniquent! Nous sommes tous responsables mais il s’agit aussi d’arrêter de culpabiliser les gens pour pointer du doigt les principaux responsables: nos dirigeants, la finance internationale et les multinationales qui continuent trop souvent de se comporter comme des «écocidaires»!
Entre rester toute la journée sur son smartphone et réagir, entre la 5G et la disparition des insectes, où sont les priorités? Je n’ai pas de solutions ni de leçons à donner, mais il est difficile de rester tranquille et confiant…
Que faire alors, à votre niveau, au nôtre? Vous mettez en cause l’inertie des dirigeants, mais c’est tout de même les populations qui, hormis une frange minoritaire, se jettent dans la surconsommation et défendent jalousement leur train de vie...
C’est le grand paradoxe, nous sommes tous plus ou moins coincés dans ce modèle délétère dont il faudra se défaire par une véritable révolution intérieure, en affrontant nos contradictions et en trouvant de nouveaux modèles, loin de la surconsommation. Cela passera par plus de partage, plus de redistribution des richesses, par la création de communautés à taille humaine plus solidaires, et par une démocratie plus horizontale. Je ne crois pas aux délires survivalistes. Je ne peux pas appeler à l’insurrection car la violence n’est pas dans mon ADN. Même s’il est vrai que mon héroïne est une éco-activiste et qu’elle est impliquée dans la guerre civile, poussée par le désespoir.
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Mais je peux comprendre les jeunes qui se révoltent contre un modèle qui a complètement bouché leur avenir. Si j’avais 20 ans aujourd’hui, je ne sais pas jusqu’où je serais prêt à aller. Mais il est clair que les citoyens devront se soulever pour se faire entendre. J’espère que cela se fera dans la non-violence.
Quant au capitalisme vert, je n’y crois pas, ce sont des balivernes. Le progressisme aujourd’hui est du côté de la décroissance, en retissant des liens avec le vivant, avec ce qui fait sens dans nos existences.
Et comment s’adapte le citoyen Tom Tirabosco quand il ne s’engage pas par le crayon?
Le plus difficile est de sortir du discours et de commencer à bouger. Je parle à beaucoup de gens autour de moi, et surtout avec mes enfants, qui marchent pour le climat et sont confrontés, comme moi, à leurs contradictions. Nous n’avons plus de voiture, j’achète très peu de viande, et je viens de renoncer à deux invitations, en Californie et au Cameroun, pour représenter la Suisse dans des festivals de bande dessinée. Avec d’autres créateurs suisses, nous sommes également en train de mettre en place une charte du climat pour les artistes, afin qu’ils s’engagent et intègrent l’impact écologique dans leurs œuvres. Et, surtout, j’essaie de rester créatif!
L’auteur sera présent au festival Lyon BD avec une exposition (8-9 juin) et à Delémont’BD (15-16 juin).
Album
Tom Tirabosco
Femme sauvage
Futuropolis, 236 p.
Citation:
«Il s’agit de notre survie. Jamais je n’aurais imaginé dire cela un jour»