Installé à Carrouge depuis ses 10 ans, Gustave Roud a fait du Jorat qui l’entourait le climat de sa poésie. Il l’a parcouru inlassablement, de jour comme de nuit, un carnet dans la poche, parfois un appareil photo en bandoulière. Son œuvre compose un chant en l’honneur des paysans, ses amis, qui ont su garder un lien avec ce même paysage, s’inscrire dans le rythme des saisons et de la nature. «D’une marche de nuit ancienne» a paru dans l’annuaire publié par l’Association vaudoise de tourisme pédestre en 1959. «Le Haut-Jorat» a été publié, lui, dans les colonnes de la Gazette de Lausanne, ancêtre du Temps, le 19 février 1953 (déjà accompagné alors d’une photographie de Roud, en l’occurrence un faucheur de froment). Ces proses poétiques n’avaient plus été portées à l’attention des lecteurs depuis lors. Une plénitude se dégage de ces textes, un sentiment d’éternité. On y retrouve les traces éparses de ce paradis que Roud n’a cessé de rechercher, inspiré par le poète romantique allemand Novalis. Mais cette quête s’accompagne chez lui d’un violent sentiment d’arrachement, car ces routes de campagne constituent la seule patrie d’un poète solitaire qui se sent souvent séparé de la société et du monde. Comme si, pour percevoir et restituer la beauté de ce paysage, son rythme profond, Roud devait supporter l’errance. En échange, à la différence des manuels de géographie, il parvient à créer un Jorat mythique et charnel. Au-delà du pittoresque et du «terroir», il touche à l’universel.

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Le Haut-Jorat

Il existe, selon les dictionnaires géographiques, un Jorat au sens large du mot, si l’on peut dire, qui, du levant au ponant, n’est pas loin, assurent-ils, de s’étendre de Vevey à Yverdon et, nord-sud, de Payerne à Lausanne… Mais pourquoi nous évertuer à quelque vain galop de cent lignes dans une aire aussi vaste? Ne quittons point le Haut-Jorat – le vrai Jorat – voulez-vous? Une seule colline à gravir, et de sa cime où nous ferons halte, un lent tour d’horizon nous le livrera tout entier. Une seule colline, la plus belle sans nul doute, pour qui la découvre comme pour ceux qui la contemplent depuis toujours. Elle sépare (ou réunit) les villages de Vucherens et de Carrouge; c’est de Carrouge qu’il y faut monter. On la voit d’en bas dessiner contre le ciel une longue ligne pure, rompue d’un seul pommier et couronnée, depuis peu, d’un château d’eau gris tendre aussi beau qu’une «fabrique» de Poussin. La pente est douce; les vergers dépassés un à un, où sous les arbres de sel étincelants tout un peuple de merles aujourd’hui s’acharne à trouer du bec les dures pommes gelées, on atteint bientôt les champs de neige nue, tandis qu’autour de nous s’allongent et descendent aussi vers le nord d’autres collines, composant de cent courbes aux inflexions presque humaines un contrepoint d’une telle plénitude que notre pas change insensiblement sa mesure et s’accorde peu à peu au déroulement de cette ample musique de formes sous le ciel.

Musique d’une insurpassable noblesse. Soulignons le mot afin de conjurer une fois pour toutes le fâcheux souvenir d’une certaine peinture d’ici dont le métrage est vertigineux, mais qui, indéfiniment liée à la banale copie anecdotique, offusque depuis si longtemps de sa facilité le vrai visage de cette terre en trahissant sa ressemblance profonde! Aujourd’hui même, où quelques traits de ce visage demeurent incertains sous la neige saisonnière et le faible soleil des fins d’après-midi (la vallée de la Broye s’immerge là-bas jusqu’aux crêtes dans un fleuve de brume sourde) sa noblesse nous saisit de toute part, indubitable. Vers le sud et l’ouest, des hauteurs de Montpreveyres et de Peney, une dernière vague de forêts descend, se disperse et se fige au hasard des pentes dans le cruel miroitement du contre-jour; puis le regard glisse lentement vers l’est, conduit par l’enchaînement de ces formes terrestres sans rigueur, mais d’un modelé toujours plus sensible, avec des bleus rompus, des gris de cendre et de fumée, immatériels. Vaste champ de délices, où les villages raniment ici et là le rose amorti de leurs toitures parmi la neige et refleurissent en même temps que leur nom: Mézières, Ferlens, Carrouge et son hameau d’outre-ravin, ce Bourgeaux étagé ferme à ferme jusqu’à la plus lointaine et la plus belle, le Bois-Devant, où mon ami chaque matin dans sa grange s’agrippe comme une hirondelle des carrières à la haute muraille de foin odorante, Vulliens, tout proche, et ses quatre peupliers contre le ciel, porteurs de nuages, Chavannes enfin, dru comme un village vigneron et, d’ici tout pareil, dans l’étroite imbrication de ses pans de tuiles, à quelque rose-mousse des jardins de jadis.

Haut-Jorat d’hiver… Le jour déjà baisse peu à peu; chaque gorgée d’air nous glace sournoisement jusqu’aux moelles. L’immense paysage vacille au seuil de l’ombre et, comme une invite à redescendre, les premières fumées floconnent au faîte des toits épars. Mais la cloche d’une chapelle frappe soudain cinq coups si clairs qu’ils résonnent en nous à travers une limpide épaisseur d’année jusqu’au tréfonds de la mémoire: un Jorat victorieux du temps y surgit, plus présent que son éphémère visage d’aujourd’hui. C’est lui qu’il faudrait peindre ici, ses traits éternels que chaque saison patiemment modèle et colore à sa guise, tendresse ou dureté: le Jorat de mai, sa grasse toison d’herbe bleue et de feuilles fraîches, le Jorat d’octobre où les vols de ramiers couleur d’orage s’abattent sur les semées, le Jorat d’août, celui des moissons et des moissonneurs. La cloche de Vulliens sonne cinq coups, nos deux faux tranchent les dernières brassées d’épis. Aimé (ce bûcheron d’aujourd’hui aux tempes grises, la serpe à l’épaule, qui vient de nous saluer dans le crépuscule) jette sa faux en riant, saisit la bouteille nichée dans les chaumes comme une alouette, secoue le verre visité des sauterelles et des fourmis, le remplit et me le tend pour toujours, serré dans ce jeune poing fauve où sur la paume que la paille a blessée sèche et noircit une sombre étoile de sang.

  • «Le Haut-Jorat» a paru dans la «Gazette de Lausanne» le 19 février 1953.

D’une marche de nuit ancienne

… Les villages aux noms perdus vont m’accueillir l’un après l’autre, avec leurs jardins trop fleuris, doux au regard comme une tapisserie usée, et ces nappes d’odeur – réséda, rose, poussière – que l’on divise, lèvres sèches, comme un nageur. La vraie route recommence et s’enfonce lentement dans la nuit, une nuit qui ne sera qu’un froissement de roseaux, une immense bataille d’étoiles au-dessus du lac endormi, jusqu’à l’heure où la route sous vos pas danse et glisse comme une barque où l’on se tient debout – ou bien elle se lève soudain et se frotte à vos jambes en faisant le gros dos comme un chat. C’est l’heure aussi où l’ombre reçoit sa première blessure secrète, où elle se fane et glisse à chaque pas au long de votre corps comme un lierre tranché. Puis vos mains vous sont rendues et voici qu’au plus lointain du ciel, à l’extrême de l’ouïe, aussi douloureuse, aussi pure qu’une étoile, la première alouette chante.

  • «D’une marche de nuit ancienne» a été publié dans l'Annuaire de l'Association vaudoise de tourisme pédestre en 1959.

(Textes: Association des amis de Gustave Roud)


Gustave Roud en quelques dates

1897 Naissance de Gustave Roud à Saint-Légier.

1932 Petit traité de la marche en plaine.

1945 Air de la solitude.

1967 Requiem.

1968 La collection Poètes d’aujourd’hui lui consacre une monographie.

1976 Meurt à l’hôpital de Moudon.