Gustave Roud a tenu tout au long de sa vie un journal, dans lequel il puisait régulièrement pour élaborer ses proses poétiques. Les notes inédites données ici, inscrites sur un tapuscrit intitulé «Supplément aux notes», conservé dans le fonds Gustave Roud au Centre des littératures en Suisse romande de l’Université de Lausanne, en font partie. Elles remontent pour l’essentiel à 1932. Depuis Carrouge, le poète rend alors régulièrement visite à Olivier Cherpillod, paysan installé au lieu-dit La Gottaz, près de Vucherens. La campagne verdoyante entourant ce village, la colline de La Croix, la petite chapelle isolée, son cimetière et son banc, ainsi que la maison d’Olivier Cherpillod et les lieux où se déploient ses activités, délimitent un territoire que Roud partage avec son ami et avec d’autres paysans. Pour le poète cependant, le rapport au monde rural – espaces, outils, machines, gestes – se situe sur un autre plan que pour eux: non pas celui de leur finalité – leur usage, leur utilité – mais celui, esthétique, de la «beauté seconde» qu’il capte par moments, lors d’illuminations aussi rares que fulgurantes. Ce rapport est à la fois fugace et difficile à communiquer à qui ne le partage pas directement; d’où le sentiment de distance que le poète ressent souvent à l’égard des paysans, en dépit de leur proximité matérielle. L’écriture transcende la vie quotidienne aux champs et aboutit «au miracle d’un jardin universel».

Alessio Christen


En dessous d’Aran, 15 avril 1932

La tête proche du vertige (jeûne, longue marche?) assis sur un très haut mur de vigne, le dos à la route, le visage vers le lac, je regarde le peuple des vignerons recommencer son travail d’après-midi. Ciel un peu trouble (tout à l’heure quand je traversais le Purgatoire des Cornes-de-Cerf il y avait un grand halo et le vent sentait la neige).

Gris bruns sourdement nourris d’un mauve pas trop désagréable. J’imagine le jeune vigneron seul, une sorte d’A[imé] partout désiré.

1er avril 1932

Le vent du soir roule des nuages d’ardoise orangée sur le pays sans couleur. Rencontré Olivier qui descendait à bicyclette, le visage rose fouetté par le souffle de la pente. «On est un peu pressé.»

Tristesse on ne sait d’où venue. La fin du Journal de Guérin relu cet après-midi m’épouvante par son implacable ressemblance. Mais je n’ai pas fait le Centaure.

19 mai 1932

Pourquoi ne pas essayer un mois ou deux de travail suivi, le matin dans le petit pavillon, ou dans ma chambre? Le terrible, c’est de choisir le thème d’où sortiront ces pages. Hier, la lecture du Lausanne de Cingria m’a donné violemment la haine du discontinu. Mais la contradiction subsiste: les illuminations se font de plus en plus rares, – donc seul le discontinu possible. Ou bien en reprendre d’anciennes et coordonner, – mais alors c’est l’absence presque inévitable de toute fraîcheur. Et le délai chaque jour plus étroit.

Dimanche 12 juin 1932

Les enfants sortent de la chapelle, et G. encourage J. à courir sus à un autre. Effet lénifiant du sermon reçu! – Merveille de pureté, cette matinée de juin où j’avance parmi les prairies multicolores, les ombres fraîches, les feuillages. Olivier à la fontaine. Je suis assis sur le mur du cimetière sous l’averse d’ombres et de murmures des trembles.

«Beauté seconde»: tous ces soins utilitaires, tout ce travail intéressé aboutissent paradoxalement au miracle d’un jardin universel.

«Carrée de la Gottaz» 1932

Je suis dans la chambre où dormaient Olivier jeune marié et sa femme. Trois fenêtres basses ouvertes sur l’herbe et le vent. Contre le mur à gros crépi lavé d’ombres grises, taché de reflets verts et roses, une table en demi-cercle où je m’assois, couverte d’un tapis noir damassé, verdi par places, à franges. Le plafond bas à solives apparentes décoré au pinceau de grosses taches de vernis rose et bleu sur fond blanchâtre. Une armoire peinte et vernissée. Deux portes d’un sombre rouge mat, dont les gonds sont fixés par de belles ferrures en accolade. La chandelle au chevet du lit dans son chandelier de cuivre.

Le lit à mes côtés vers quoi je me retourne. (Le volet rabattu contre le mur porte dans le bas un clou incliné où vient se prendre la chaînette qui le fixe). Olivier

(Olivier rentre de la «mécanique»; je [le] retrouve tellement pareil à celui des autres années le visage si beau, le hâle moins sombre et le regard d’un bleu plus nourri, plus riche. Ô inépuisable ressource!)

Le vent ne hurle pas trop haut dans ces très vieilles serrures. Quel calme dans ce lieu désert et que j’aimais déjà avant d’y avoir pénétré.

Je m’assieds sur le lit. Qu’est-ce qu’Olivier voyait, à vingt-deux ans, en rouvrant les yeux? Par la fenêtre de droite, la façade d’en bas devenir claire. Par celle du milieu, un peu de ciel, un pan de colline, les arbres en bordure du jardin. Par celle près de sa tête, les branches et le tronc du noyer, la fuite le dévalement du verger vers les ravins. Quel étrange bonheur m’habite! Si j’avais le moindre sens de la magie, je ressusciterais aussitôt le temps de sa jeunesse.

1931 – Avril

Mardi, matinée; plein d’intuitions, – mais Valéry dit ce qu’elles valent sans intelligence. Embryon de pensée pseudo-scientifique: une unité du monde en dehors de l’homme: la gamme, une, des vibrations de l’éther se traduisant pour l’homme en sensations variées. L’homme, décomposant de l’unité, ensemble d’organes comparable au prisme qui défait la lumière «une».

Je saisis par moments de quelle paresse était tissée mon attente. Mais pourquoi tant de livres et de systèmes me sont-ils «lettre morte»? Je commence seulement à me poser de véritables questions.

Hier, j’ai senti tout-à-coup que ma passion pour certaines formes d’humanité provenait en grande partie d’un transfert de sentiments. Ceux qui n’ont pu naître, ou plutôt s’épanouir en moi à cause de la conscience dévorante, je leur choisis un terrain vierge (ou que je suppose tel) chez autrui. Et il y a sans doute une part d’illusion, mais aussi des rencontres parfaitement authentiques; et 1’innocence que je suppose, nécessaire à l’épanouissement sentimental, est aussi réelle parfois que je l’imagine. Olivier inépuisable, à cause de cela.

Samedi 18 avril 1932

Le soleil se couche dans une lumière de craie. Tout le jour, fusées de flocons légers tourbillonnant sur l’herbe déjà verte sans la tacher, tout de suite évanouis. De grands nuages d’argent. On commence à tirer au Stand des Maraîches, ce premier parmi les bruits du printemps n’éveille pas comme jadis mon désir de rejoindre tous ces hommes, de leur parler, mais seulement mes souvenirs. Être habité par un autre corps, comme une femme grosse. Je porte mon amour. La poésie renaîtra peut-être.

24 avril 1932

2 journées passées dans le vignoble, lundi avec Paul, jeudi avec Humeau J’avais oublié la verticalité du paysage, cet étagement des hommes et des choses. Les belles fustes au fond rouge sombre, par deux ou trois sur les chars, un matelas d’osier les immobilise. Ample solidité de leur volume dans la lumière avare des rues. Des marronniers laissaient pendre leurs ailes vertes comme des chauves-souris, d’autres les ouvraient comme pour s’envoler. Humeau me montrait les autres ailes que le sillage du bateau ouvrait sur l’eau bleue. Des hommes perdus parmi les vignes; çà et là la tache pure d’une chair nue.

Le dilemme sans issue: ma raison de vivre est précisément ce qui me fait mourir.

(Textes: Association des amis de Gustave Roud)


Gustave Roud en quelques dates

1897 Naissance à Saint-Légier.

1932 «Petit Traité de la marche en plaine».

1945 «Air de la solitude».

1967 «Requiem».

1968 La collection Poètes d’aujourd’hui lui consacre une monographie.

1976 Meurt à l’hôpital de Moudon.


Les volets précédents