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Hannelore Cayre, autrice de «La Daronne»: «La voix off, c’est la mort du cinéma!»

Rencontre avec l'écrivaine et avocate française à l’occasion de la sortie de «La Daronne», adaptation par Jean-Paul Salomé de son roman à succès

Isabelle Huppert dans «La Daronne», réalisé par Jean-Paul Salomé, d’après le roman éponyme d’Hannelore Cayre. — © Praesens-Film
Isabelle Huppert dans «La Daronne», réalisé par Jean-Paul Salomé, d’après le roman éponyme d’Hannelore Cayre. — © Praesens-Film

Patience Portefeux est interprète judiciaire français-arabe. Lors d’une arrestation, c’est elle qui fait le lien entre les policiers et les prévenus; et c’est aussi à elle que l’on confie la traduction des échanges entre dealers mis sur écoute téléphonique. Ce qui va lui donner des idées lorsque, au hasard d’une conversation, elle apprendra qu’une importante livraison de résine de cannabis est en passe d’être acheminée à Paris depuis l’Espagne.

Publié en 2017 par Hannelore Cayre, La Daronne est un court roman jouant joliment, par son originalité et son ton, avec les codes du polar. Le voici aujourd’hui adapté à l’écran par Jean-Paul Salomé, qui a pu compter sur une Isabelle Huppert souveraine pour se glisser dans la peau épaisse d’une mère de famille passant dans l’illégalité. Invitée le week-end dernier du Livre sur les quais pour évoquer son dernier roman, Richesse oblige, l’autrice française en a profité pour présenter en avant-première ce film dont elle a elle-même signé l’adaptation.

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«Le Temps»: Le personnage principal de votre roman, Patience Portefeux, est interprète judiciaire. L’histoire est-elle née de l’envie de rendre hommage à un métier de l’ombre?

Hannelore Cayre: Je suis avocate pénaliste au barreau de Paris, et à un moment donné je faisais beaucoup de comparutions immédiates, lorsque les gens sont jugés le lendemain de leur arrestation. Et comme il y a, dans ces comparutions, beaucoup d’étrangers et de migrants, on a beaucoup d’interprètes. Comme avocate de permanence, j’ai ainsi souvent travaillé avec un couple de Libanais qui traduisaient l’arabe. Mais il n’y a pas que l’arabe maghrébin, il y a aussi l’arabe de Libye ou d’Arabie saoudite, plein de langues différentes. Ce couple était très érudit, ils avaient tous les deux 80 ans et se tenaient chaud comme deux pigeonneaux alors que les audiences se terminent parfois très tard dans la nuit. Un jour, je leur ai demandé pourquoi ils ne prenaient pas leur retraite. Et là, ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas de retraite vu que le ministère les payait au noir depuis trente ans; ils ne payaient pas d’impôts, c’était comme s’ils n’existaient pas. Je tenais là un ressort narratif. L’Etat a totalement délaissé ces gens, et c’est d’autant plus hallucinant que les traducteurs parlant arabe – on était alors en pleine menace terroriste – sont en quelque sorte les garants de la sécurité nationale, vu qu’ils entendent tout avant la police.

© Louise Carrasco
© Louise Carrasco

Avez-vous élaboré l’histoire à partir de vos connaissances professionnelles, notamment pour ce qui concerne le vaste trafic de résine de cannabis qui est au cœur du récit?

C’était très simple: 85% des contentieux traités par notre cabinet d’avocats sont liés aux stups. Il m’a suffi de me baisser et de ramasser les écoutes téléphoniques… Et je peux vous dire que, parmi nos clients, il y a de sacrés artistes. Dans le roman, ce qui est croustillant, c’est que les écoutes que j’ai retranscrites sont plus vraies que vraies. Il ne s’agit pas d’un vocabulaire inventé par un écrivain, ce sont des expressions que j’ai vraiment trouvées dans des écoutes.

Votre roman est sorti il y a trois ans seulement. Est-ce Jean-Paul Salomé qui vous a rapidement sollicitée pour l’adapter?

Je suis propriétaire des droits d’adaptation, et non ma maison d’édition. C’était donc à moi de trouver la configuration idéale pour qu’un film se fasse. Et comme je viens à la base du monde du cinéma, je sais très bien que, souvent, les droits restent dans des tiroirs et que les films ne se font jamais, ce dont je ne voulais absolument pas. Pour La Daronne, j’ai eu presque une centaine de demandes d’achat des droits, venant de la télé, de jeunes producteurs qui pensaient être les seuls à avoir lu le livre, d’acteurs ou encore de grands réalisateurs beaucoup plus célèbres que Jean-Paul Salomé. J’ai rencontré tout le monde et j’ai adoré le premier contact avec Jean-Paul. Il est arrivé avec gentillesse et humilité, loin de la pénible pathologie du réalisateur narcissique. Jean-Paul est super gentil, il avait un vrai projet et, en plus, il a amené dans la corbeille de mariage Isabelle Huppert, qui est une actrice extraordinaire.

Et correspond en plus à l’image de Patience qu’on peut se faire en lisant le roman…

Oui, absolument. Quand on écrit un livre, on est à quelque part dans tous les personnages, et surtout dans son héroïne; j’ai d’ailleurs mis un peu de ma jeunesse et d’expérience personnelle dans cette histoire. Mais je ne suis pas une personne très chaleureuse, je ne m’approche pas trop des gens – et c’est peut-être pour cela que je n’ai pas attrapé le covid alors que je ne me suis pas vraiment confinée… Je ne suis pas dans l’effusion et Isabelle Huppert non plus. Quand on s’est rencontrées, on s’est reconnues comme deux femmes assez froides. Dans certains rôles, elle est assez flippante… Et les copains de mes enfants ont souvent dit que je leur faisais peur.

Votre participation à l’adaptation était-elle une clause liée à la cessation des droits?

Ah ça, oui, j’étais incontournable! J’ai dit d’emblée à Jean-Paul qu’il n’arriverait pas à se débarrasser de moi. J’avais déjà adapté mon premier roman, Commis d’office, et avais même réalisé le long métrage. Mais je n’ai pas du tout aimé cette expérience de réalisatrice. Le film a fait des entrées, ce n’est pas le problème, mais ce stress horriblement lourd de la réalisation, ce n’est pas pour moi. Je ne sais pas comment Jean-Paul a fait avec La Daronne, il a un courage et un sang-froid exceptionnels. Il n’avait pas le financement complet au début du tournage et il y avait parfois quatre ou cinq séquences à tourner dans une journée, dans des endroits différents. J’aurais été morte d’angoisse.

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Le roman, qui n’a pas une dimension cinématographique dans sa construction, est écrit à la première personne, avec de nombreuses pages centrées sur le passé de Patience. Le film épouse, lui, un point de vue omniscient et plonge plus rapidement dans le feu de l’action. L’adaptation a-t-elle été difficile, comme si vous repartiez de zéro? Une solution aurait par exemple été de recourir à la voix off…

La voix off, c’est la mort du cinéma, c’est quand on ne sait pas faire autrement! Il y a toujours un moyen de l’enlever. Les Américains savent faire, mais en France la culture de la voix off n’existe pas. Comme j’avais déjà adapté Commis d’office et que j’ai aussi écrit des scénarios pour d’autres gens, passer du roman au scénario est quelque chose de naturel. Pour le film, on a décidé de donner plus d’importance à certains personnages afin de créer une nouvelle dynamique. Mais comme la voix intérieure ne se représente pas, le personnage doit parler et il faut alors lui créer des partenaires. Des personnages secondaires dans le livre, comme le petit ami de Patience et sa voisine chinoise, ont pris de l’importance. Grâce aussi à son interprète, Madame Fo a pris une place prépondérante, faisant de La Daronne une histoire de femmes.

A lire

Hannelore Cayre, «La Daronne», Ed. Points Policier, 176 pages.

A voir

«La Daronne», de Jean-Paul Salomé, (France, 2020), avec Isabelle Huppert, Hippolyte Girardot, 1h46.