Musique
Le journaliste français Olivier Cachin donne à Genève une conférence sur quarante ans d’histoire du rap. Avec son émission «RapLine», il a été le témoin d’un triomphe culturel qui n’a pas totalement réglé les problèmes d’intégration

C’était un autre temps. Il y a vingt-cinq ans, la culture hip-hop était encore cette chose fragile dont on ne savait pas si elle passerait l’été. Même les militants les plus ardents, ceux qui lustraient leurs baskets à la brosse à dents, ceux qui portaient sur leur survêtement la face de Malcolm X, n’imaginaient pas que, bientôt, le rap deviendrait la musique la plus écoutée du monde. En France, Olivier Cachin était déjà là, dans la télévision. Son émission «RapLine», sur M6, filmait en plan serré, souvent en contre-plongée, les barres d’immeuble, les cages d’escalier, les temples passés à l’aérosol d’un mouvement qui naissait. Il portait les complets avec épaulettes d’un cadre intermédiaire. Il ne ressemblait pas aux artistes qu’il vénérait. Et pourtant, il était crédible.
Témoin affûté, passeur zébulon, Olivier Cachin est l’invité de la Maison de l’histoire de l’Université de Genève. Il donne conférence. Le titre? «Hip-hop: quarante ans d’histoire. De l’ombre à la lumière.» On ne débattra pas des heures durant de cette date anniversaire. Cette culture n’est pas née un seul jour. Elle s’inscrit dans le continuum des appropriations poétiques afro-américaines, dans le maelström des interminables fêtes du Bronx et dans l’intégration progressive par une culture dominante longtemps assez rétive. Cachin raconte cela de son point de vue français, depuis le deuxième pays du rap après les Etats-Unis. Entre le morceau «The Message» de Grandmaster Flash en 1982 jusqu’à la petite sensation hexagonale PNL, cette année, il a vu le triomphe des rimeurs underground.
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Analphabètes?
Il se souvient, en particulier, de l’attitude des médias de masse au début des années 1990: «La majorité des journalistes étaient dégoûtés par le rap. Il est même difficile de se souvenir avec précision du mépris avec lequel ces artistes étaient interrogés. On leur demandait pratiquement d’écrire leur nom sur un papier pour vérifier qu’ils n’étaient pas analphabètes.» Ce procès en légitimité est une constante dans l’histoire de la pop culture; elle a touché le rock’n’roll à ses débuts mais étrangement, le rap semble n’avoir jamais totalement réussi à résoudre la question de sa marginalité: «Aujourd’hui en France, Booba remplit Bercy, les tournées de Youssoupha se jouent à guichets fermés, les gamins n’écoutent que Maître Gims ou Black M. Et pourtant, les grands médias n’abordent souvent le rap que sous l’angle de la violence urbaine, des insultes proférées.»
Dans l’extraordinaire livre Can’t Stop Won’t Stop de Jeff Chang, qui conte par le menu l’odyssée hip-hop, la question urbanistique, la dynamique entre périphérie et centre-ville, les phénomènes de ghettoïsation sont abordés comme une clé fondamentale de compréhension du mouvement: «Même si le rap vient aujourd’hui de partout, de tous les milieux sociaux, sa nature profonde est banlieusarde. Ce sont en France des enfants, des petits-enfants d’immigrés qui l’ont inventé. Il y a toujours eu en rap une sorte de danse complexe entre la volonté d’intégration, l’ambition de conquérir le centre, et celle de garder un ancrage viscéral dans le milieu d’origine.»
Après les attentats de janvier à Paris, l’une des rares voix de rappeur qu’on ait entendues était celle de Booba, qui se demandait en substance si Charlie Hebdo ne l’avait pas cherché: «On a mal compris Booba. Il ne disait pas: c’est bien fait. Quand les journalistes lui tendent le microphone, ils attendent la controverse, ils l’encouragent même. Après les attaques du Bataclan, on a aussi entendu Youssoupha prononcer des paroles extrêmement apaisantes, très profondes. Mais évidemment, elles n’ont pas eu autant d’écho.» Dans un contexte hystérisé où la jeunesse de banlieue est plus que jamais perçue comme une menace, les rappeurs sont sans cesse questionnés sur leur identification à la nation, sur leur rapport à la citoyenneté. Grosso modo, ils doivent sans cesse montrer patte blanche.
Figures pop
«Le bilan qui était posé par un groupe comme NTM il y a vingt-cinq ans reste d’une troublante actualité. Il y a dans le rap l’urgence des déclassés, la sensation de la mise au ban. Il serait absurde de considérer les porteurs du message comme les responsables de cette rupture.» En 2015, les gros acteurs du rap aux Etats-Unis et en France sont devenus des figures pop par excellence, dont les aspérités ont été lissées. Après avoir mis en pause leur collectif Sexion d’Assaut, Black M ou Maître Gims n’ont plus jamais dérapé sur la question de l’homosexualité notamment; ils ont également remisé la part la plus politique de leur discours et, aux références à la culture hip-hop classique s’est substituée chez eux une espèce de dance music tout-terrain. Comme si, pour devenir universel, le rap avait dû renoncer à une part cruciale de son identité.
Olivier Cachin a 52 ans. Il continue d’écouter Public Enemy et d’avoir des frissons devant une belle rime débarquée de Corbeil-Essonnes. Face à une culture qui est celle du renouvellement, du journal de bord, du bon mot qui en remplace un autre, il n’est pas inutile d’entendre la voix de ceux qui se souviennent comment tout cela a commencé. Avec sa petite voix de griot pâle, Cachin remet de la perspective dans cette esthétique de l’instant volé.
A voir: «Hip-hop: retour sur quarante ans d’histoire», jeudi 10 décembre, 18h30, Uni Dufour, Genève. Entrée libre dans la limite des places disponibles. Rens. 022 379 77 52