Auteur d'une magistrale étude sur Henri Michaux (SC du 22.11.2003), Jean-Pierre Martin ne craint pas les terrains mouvants. Dans son Livre des hontes, il se risque à établir un véritable kaléidoscope où se déploient les multiples facettes d'une émotion «à la fois historique et singulière, intime et collective». Pour cerner cette notion diffuse, Jean-Pierre Martin en interroge les synonymes: humiliation, pudeur, timidité, embarras, aucun ne rend compte de sa violence. Ce sont des images plus fortes qui viennent: couperet, guillotine, pilori «où s'expose au regard de toute une ville le corps d'Hester Prynne dans le roman de Hawthorne», La Lettre écarlate. La honte est d'abord là, dans le regard des autres, subi ou redouté, intériorisé. Refoulée, elle fait retour sous de vilains habits. On a honte devant les autres, devant Dieu ou devant un idéal. On rougit de ses origines, de son milieu, de son physique. Où, mieux que dans l'écriture, traquer les visages masqués de ce pénible sentiment? «La honte d'être un homme, y a-t-il une meilleure raison d'écrire», demande Gilles Deleuze en exergue. C'est donc dans la littérature que Jean-Pierre Martin trouve ses exemples.
Hontes privées
Encore novice, Lord Jim, le héros du «grand récit d'honneur perdu» de Conrad, a suivi son capitaine quand celui-ci a abandonné un navire en détresse. Les passagers ont été sauvés mais la brûlure morale est restée, obérant toute la vie du marin. Dans La Tache de Philip Roth, Coleman Silk profite de sa peau claire et se fait passer pour Blanc. Quand il sera traité de raciste, tout l'édifice de sa vie mensongère se fissurera. C'est la honte ineffaçable de saint Pierre reniant Jésus au mont des Oliviers. Ou, plus légèrement, les «accidents d'amour-propre» dont parle Stendhal. Légers mais douloureux à avouer: «Et quiconque lira mes Confessions impartialement, si jamais cela arrive, sentira que les aveux que j'y fais sont plus humiliants, plus pénibles à faire que ceux d'un mal plus grand...», note Rousseau. Mais Dostoïevski confesse, dans Les Possédés, l'«incroyable volupté» que lui procure une situation «particulièrement honteuse, excessivement humiliante, vilaine et par-dessus tout ridicule».
Honte du corps
«J'avais honte de ma gaucherie, de mon écorce physique, de ma dissemblance solitaire», se souvient T. E. Lawrence. Fritz Zorn évite tout contact; Mizogushi, héros du Pavillon d'or de Mishima, bégaie; Michel Leiris a horreur de se voir dans une glace. Etre trop bien habillé, overdressed, est douloureux, l'être de façon minable, aussi. Pour donner le change, on peut toujours faire le dandy ou le clown, mais de soi à soi, l'embarras reste. Le plus efficace est de se faire, «le temps d'un livre, un autre corps, sinon glorieux, du moins verbal, un corps protégé».
Hontes d'enfance
Annie Ernaux n'a pas écrit La Honte pour rien: fille de petits bistrotiers, elle reniait ces parents minables. Plus tard, étudiante, agrégée, traître à son milieu, elle aura honte d'avoir eu honte. Telle fait mine de rentrer dans un immeuble bourgeois pour faire croire aux copains qu'elle y habite. Dans Disgrâce de Coetzee, le père qui mange sous le regard de sa fille sait «que rien ne dégoûte plus un enfant que de voir fonctionner le corps de son père ou de sa mère». «J'ai honte, comme d'autres ont la gale», écrit Michel del Castillo: un sentiment infligé dès la naissance. Avec ses robes, la petite de L'Amant de Duras enfile aussi la honte de la mère.
Conditions honteuses
C'est le petit Albert Cohen, apprenant sous les invectives d'un camelot marseillais qu'il est un Juif et que c'est une tare. Ou, sous le régime de l'apartheid, Coetzee, jeune garçon, «dominant illégitime», gêné devant le «vivant reproche» d'un métis pauvre.
«Il faut que l'orgueil sache passer par la honte pour atteindre à sa gloire», revendique Genet, le voleur. La honte est voisine de la culpabilité. La fille violée intériorise l'agression subie: c'est contre ce sentiment que s'insurge Virginie Despentes dans King Kong Théorie. A propos de son désir homosexuel, Gide écrit à un ami: «Je ne veux pas avoir honte.» Le défi, la provocation, l'exhibitionnisme sont de bonnes armes pour un écrivain. Tous ne savent pas les manier: Aharon Appelfeld met en scène un Juif honteux qui assimile le discours de l'Autriche nazie et en vient à dénigrer ses propres écrits.
Mourir de honte
Lacan: «La mort, cela se mérite, or la honte est le seul affect qui mérite la mort.» Le suicide de Stefan Zweig après avoir tenté de fuir au Brésil, celui de Primo Levi ou de Jean Améry, rescapés des camps: autant de morts liées à la honte d'être revenus vivants.
«La honte n'est pas une faute, elle ne peut s'effacer, se réparer. Aucun rachat n'est possible», écrit Jean-Pierre Martin. Il faut alors la dissoudre dans le sang: Jean-Claude Romand commence par liquider tous les témoins de son imposture avant de se supprimer lui-même. Ce médecin imaginaire, personnage réel de la fiction L'Adversaire d'Emmanuel Carrère, en est arrivé là par un enchaînement de mensonges déclenché par la peur de l'humiliation. La honte est souvent le revers pathétique de la mégalomanie, «de l'orgueil insatiable, de la gloire inassouvie».
Hontes collectives
Dans une nouvelle de Giorgio Bassani, le seul Juif rescapé de Ferrare constate: «Je fais honte à tous.» Les survivants ont voulu «préserver leurs enfants du souvenir de la souffrance et de la honte», dit Aharon Appelfeld. Eux-mêmes devaient vivre avec le fait d'avoir survécu. Que de hontes historiques le XXe siècle a engendrées. Et ce sont souvent les victimes qui en assument le poids. La honte est «pour ceux qui infligent la torture et non pour ceux qui la subissent», écrit Taslima Nasreen. Honte d'être Allemand après la guerre, d'avoir été un témoin impuissant de l'épuration... «Honte, honte, honte - c'est là l'histoire de l'homme», dit Nietzsche.