Est-ce une invitation au voyage? Certes, le visiteur, une fois entré dans l’enceinte du cimetière de Grandvaux, est entouré de disparus. Mais son regard ne peut s’empêcher de flirter avec l’horizon. Sur le coteau de Lavaux, la mort semble courber l’échine face au sublime paysage. Ici, les tombes sont menues. On pourrait dire modestes. Peu de flafla, pas de démesure. Celle d’Hugo Pratt se fond parmi les autres. Sixième emplacement de la cinquième rangée, à droite.
L’odeur du thym
Pour faire face au père de Corto Maltese, ce marin sans navire, héros de rêveries à travers le siècle, il faut se faufiler le long d’une étroite haie de buis, puis tourner le dos au lac. C’est un tombeau couvert de menthe, de thym, de sauge et d’un rosier sauvage.
Parmi les plantes aromatiques hirsutes, gisent des stylos, des crayons et deux bouteilles. Elles sont vides, bien sûr. Mais leur vacuité rappelle paradoxalement et inévitablement le temps où elles étaient encore pleines de leur nectar. Mieux! Elle rappelle l’instant où le bouchon du champagne a sauté, où le goulot a été porté aux lèvres du visiteur. Et où l’ivresse a commencé à caresser ses neurones endeuillés.
Une bibliothèque légendaire
Sur la tombe d’Hugo Pratt, il y a de la vie. Il y a de l’amour aussi: des pierres dessinent un cœur autour de son nom. Si le dessinateur vénitien repose ici en Lavaux, c’est parce qu’il y a passé les dernières années de son existence de 1984 à 1995. Il s’était installé là, avec ses 30 000 livres, ses stylos, son aquarelle et ses souvenirs de voyage.
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Car très tôt, il parcourt le monde. D’abord en suivant son père dans les colonies fascistes, sur la Corne de l’Afrique. C’est là que son univers commença à prendre forme. Il fit connaissance avec les militaires. Il rencontra ces êtres superbes aux silhouettes élancées dont les vêtements sont battus par les vents. Il erra dans le désert.
La quête de l’île
Il découvrit aussi la tristesse du deuil. Son père disparut, arrêté par les soldats anglais. En guise d’adieux, il lui transmit un livre, L’île au trésor de Stevenson, accompagné de ces mots: «Tu verras qu’un jour toi aussi tu trouveras ton île au trésor.»
Depuis, Hugo Pratt n’a jamais cessé de voyager. Ce n’est que bien plus tard, de retour d’Amérique du Sud, qu’il lâcha: «J’ai trouvé mon île au trésor. Je l’ai trouvée dans mon monde intérieur, dans mes rencontres, dans mon travail.» Aucun voyage n’est assez grand pour égaler celui qu’offre son imagination. Pour le dessinateur, un trait pouvait tout dire. La richesse est dissimulée dans la simplicité.
Assis devant la tombe d’Hugo Pratt, on réalise qu’une fois de plus il nous a fait rêver.