Dimanche, il était au Festival Beauregard, en Normandie. Comme chaque soir, il a joué fort et grand, il a levé son bras au ciel de gauche à droite devant une foule qui ne formait plus qu’une houle, il faisait le camelot, la rock star, puis lançait un morceau de mariage oriental ou un funk aux jambes légères. A un moment, une pièce de cuivre s’est séparée de sa trompette. Il raconte la scène, comme presque toutes les scènes qu’il vit, sur sa page Facebook: «Ce soir, l’anneau qui nous liait ma trompette et moi, a cédé.»

L’anecdote est assez longue, elle évoque son père, son mentor, une décision prise pour dans quatre ans, le jour de se 40 ans, avec le hashtag «Liberté» et le hashtag «Grandesdécisions». On croit comprendre: Ibrahim Maalouf annonce sa retraite.

Le phénomène jazz

Vous ne connaissez pas Ibrahim Maalouf? Retour en arrière rapide. Neveu de l’écrivain Amin Maalouf, fils d’un musicien libanais exilé en France qui avait inventé une trompette orientale à quatre pistons (pour permettre les tons entre les demi-tons), Ibrahim naît en 1980 en pleine guerre civile libanaise et grandit en banlieue parisienne.

Son père lui pose à 7 ans une trompette sur la bouche et tout alors relève de l’enchaînement automatique, une réussite le mène à une autre réussite, sans que rien ne semble le détourner de son destin: il étudie au Conservatoire national supérieur de Paris avec Maurice André, apprend le baroque et joue arabe, il obtient tout un tas de premiers prix, se lance en jazz, obtient là aussi des premiers prix, il accompagne des légendes de la pop, sort son premier album en 2007, il est remarqué et devient en quelques années, non seulement l’instrumentiste le plus célèbre de sa génération mais un phénomène sans précédent dans l’histoire du jazz en France.

Littérature, poésie et politique

On se souvient l’avoir rencontré la première fois il y a une dizaine d’années, quand il parlait de ce disque Diasporas, le premier volume, sidérant, d’une trilogie où il n’était question que de passage, de transport, d’Orient et d’Occident sublimés. Ibrahim Maalouf était déjà d’une intelligence discrète. Il est au fond assez rare de rencontrer un musicien capable de rebondir autant sur la littérature que la politique, d’expliquer avec une poésie humble les ressorts d’une œuvre en gestation.

On se disait alors déjà que Maalouf irait loin, mais moins sans doute dans la popularité que dans l’expression. Etrangement, il parlait déjà avec une distance mutine de la trompette, comme ces gymnastes qu’on a mis enfant sur un tapis et qui un jour décident par un dégoût subit de ne plus jamais y mettre les pieds.

A lire aussi: Ibrahim Maalouf, une femme dans le pavillon

Rêve de cinéma

Il y a quelques jours, on appelait justement Maalouf pour en parler: «J’ai toujours eu un rapport contradictoire avec l’instrument, je l’aime mais j’évite de le mettre en avant dans ma musique.» Le trompettiste, très vite, s’était vu d’abord comme compositeur ou même comme producteur, comme lorsqu’il réalisait il y a quelques mois l’album de Natacha Atlas: «J’ai toujours produit des disques dans ma chambre, même adolescent, j’avais une chaîne avec une double cassette et j’enregistrais les parties les unes sur les autres, pour arranger mes morceaux. J’aime cela, contempler la musique, donner des conseils; être dans l’ombre.»

Bien sûr que l’on s’adapte à son public. Si j’invite un végétarien chez moi, je ne vais pas lui préparer un steak tartare

Ibrahim Maalouf

Il écrit beaucoup pour le cinéma. Cette année, en plus de sa Victoire de la musique, il a obtenu un César pour la musique originale du film Dans les forêts de Sibérie: «J’ai toujours envisagé ma musique avec une dramaturgie visuelle. Mon tout premier album, je rêvais qu’un réalisateur s’en serve pour son film.» Il vous raconte avec soin comment il pose ses sons, sans illustrer, mais pour saisir les non-dits de la scène.

Raouts extatiques

Mais la scène l’a pris. Il a commencé à remplir des Zénith, puis Bercy, chacun de ses posts sur les réseaux sociaux est commenté, il a une communauté de fans comme les chanteurs pop, à laquelle il prend soin de donner des informations et de lui dire combien il l'aime. Rien d’outré chez Ibrahim Maalouf, quand on le rencontrait en marge de ses tournées immenses, il restait le même interlocuteur posé, captivant, nuancé.

Pour ceux qui l’avaient connu au début, ses concerts, par contre, prenaient la forme de raouts extatiques, de fêtes foraines entrecoupées d’instants de plus en plus rares de douceurs inouïes: «Bien sûr que l’on s’adapte à son public. Si j’invite un végétarien chez moi, je ne vais pas lui préparer un steak tartare.»

Architecte ou ingénieur

Maalouf vous parle du «piège» de la notoriété: «Si un jour, on accepte d’aller chez Ruquier et qu’on décide ensuite de ne plus y aller, les gens pensent qu’on ne fait plus rien. Pourtant il y a de longues périodes où je me contente d’écrire de la musique classique ou des bandes originales, sans jamais le confier à quiconque.»

Quand l’animateur Arthur parle de lui sur une radio, à la faveur de la Fête de la musique, pour railler son omniprésence, Ibrahim Maalouf rit jaune. «Comme tous les mômes, j’ai parfois fantasmé devant ma glace de devenir Michael Jackson. Mais au fond, je voulais être un scientifique, un architecte ou un ingénieur. Jusqu’à mes 17 ans, je voulais reconstruire le Liban.»

Graves accusations

Alors tout cela, cette logique étrange du succès qui amplifie son propre écho jusqu’à l’assourdissement, Ibrahim a dû y songer le 9 mars quand il a écrit un autre post sur Facebook: «Chers tous, les accusations d’une très grande gravité portées à mon encontre m’ont indigné et je suis aujourd’hui en état de choc.» Quelques jours plus tôt, un journal français puis tous les autres l’accusaient d’abus sexuel sur une mineure, un baiser, des attouchements, en marge de sessions studio. Il a depuis attaqué le journal et affirme que tout est faux dans cette histoire.

Il en parle au téléphone en pesant ses mots. «Je m’étais préparé au scandale. J’en parlais même dans mon album Illusions où un clip s’appuyait sur un faux journal télévisé, il y avait quelque chose de prémonitoire. Mais je ne pensais pas que tout serait fabriqué à tel point. Personne n’a pris la peine d’appeler la police. J’étais l’anecdote du jour. La chute destinée à faire du clic.»

Maalouf parle des quelques amis qu’il a perdus, du milieu de la musique qui se méfie du scandale comme d’une maladie transmissible. Depuis lors, l’épisode semble s’être évanoui. Les salles de Maalouf sont pleines. Mais quelque chose, en lui, s’est cassé. Il annonçait depuis longtemps qu’il prendrait une année ou deux de pause. Il semble qu’il renoncera bientôt à son instrument. Mais pas à la musique, on en fait le pari.


Ibrahim Maalouf. 13 juillet, 20h. Montreux Jazz Festival. www.montreuxjazz.com