Publicité

Les images fortes et poignantes d'un rescapé d'Hiroshima

Dans un manga de 2700 pages, Keiji Nakazawa, qui a vécu à 6 ans le bombardement atomique, apporte un témoignage illustré bouleversant sur le 6 août et les mois qui ont suivi.

Keiji Nakazawa avait 6 ans quand la bombe s'est abattue sur Hiroshima (lire pages 2 et 3), à quelques centaines de mètres de chez lui. Son père, un frère et une sœur ont péri sous ses yeux, dans les flammes de l'incendie, pris sous les décombres de sa maison. Sa petite sœur, née le jour de l'explosion, a fini par succomber aux radiations. En 1973, à la mort de sa mère, elle aussi irradiée, il décide d'apporter son témoignage en bande dessinée. Un récit autobiographique «à 80%» qui nous plonge dans ce drame hallucinant comme seul un témoin direct peut le faire. Un récit qui suit les codes classiques des mangas, dessin noir et blanc stéréotypé et enfantin, narration étirée (2700 pages au total), exagérations caricaturales des expressions et des comportements. Un récit poignant, humain, généreux, optimiste dans l'horreur, qu'on ne lâche plus et qui en dit infiniment plus que les documentaires et les reconstitutions diffusés ces jours à la télévision.

La découverte de Gen d'Hiroshima inspirera et donnera du courage à Art Spiegelman pour son travail monumental sur Maus: «Gen me hante, écrira-t-il en préface de l'édition américaine, reprise dans la dernière version française. Je n'oublierai jamais ces gens traînant leur propre peau en fusion à travers les ruines d'Hiroshima, ce cheval en feu frappé de panique, […] les vers grouillant dans les plaies du visage ravagé d'une fillette.» Les scènes des premières heures qui ont suivi l'enfer nucléaire sont presque insoutenables, mais le récit va bien au-delà. En ouverture, on découvre la famille du petit Gen Nakaoka, dont le père est ouvertement pacifiste, soumise à la vindicte, aux brimades et aux humiliations du voisinage fanatisé. Les jours d'après, Nakazawa n'élude pas le rejet et l'hostilité dont les victimes font l'objet de la part du reste de la population, qui leur refuse assistance, nourriture, abri, travail. Les rescapés, défigurés, pestiférés, font honte à leur famille qui les cachent. Au fil des mois, les yakusa, qui montent des bandes d'enfants orphelins, étendent leur emprise sur les politiciens corrompus, le marché noir affame la population, les Américains, aidés par des médecins japonais rabatteurs, laissent les victimes irradiées sans soins et les utilisent comme cobayes.

Et toujours, le soleil, symbole des mille soleils du feu atomique, symbole aussi du drapeau et du fanatisme militariste, ponctue le récit de sa présence, tout comme l'épi de blé et de riz, obsessionnel comme la volonté de survie et la recherche désespérée de nourriture.

En français, deux premières tentatives de publication échouent, faute d'intérêt du public: Gen d'Hiroshima (Hadashi no Gen, soit Gen aux pieds nus en version originale) est d'abord édité en 1983 aux Humanoïdes Associés, puis en 1990 chez Albin Michel. Mais tout s'arrête au premier volume. Le public n'est pas encore habitué aux mangas qui sortent des séries enfantines popularisées par les versions télévisées. Et la traduction est faite à partir de l'anglais et non du japonais: rétrospectivement, on découvre qu'elle ménage beaucoup les susceptibilités américaines, et qu'elle affaiblit la force du livre.

En 2003, c'est un petit éditeur qui se lance, déterminé à présenter cette œuvre majeure dans son intégralité. Aujourd'hui, Vertige Graphic est en passe de gagner son pari audacieux, et qui jongle avec les rééditions pour maintenir l'ensemble des épisodes disponibles. Cette nouvelle édition rencontre le succès, et le sixième volume (sur dix prévus d'ici 2006), qui se déroule en 1948-1949, est sorti en juin. Soit plus de 1500 pages déjà d'un récit dont la tension n'est pas retombée après l'explosion de la bombe, à la fin du premier volume.

L'édition est très soignée et, sauf un certain agrandissement des pages pour une meilleure lisibilité, conforme à l'édition originale: pour conserver la conception graphique de l'auteur, le sens de la lecture est inverse du nôtre, à la japonaise, et les pages se lisent de droite à gauche, une gymnastique à laquelle on s'habitue rapidement. Chaque volume est précédé d'un dossier historique rappelant ce qui se passait au Japon au moment de la narration, ce qui replace celle-ci dans son contexte.

Art Spiegelman, qui évoque «l'art inexorable du témoignage» et «l'abrupte et totale sincérité» du travail de Nakazawa, souligne qu'en fin de compte, Gen est un ouvrage très optimiste, avec le cran et la rage de vivre de son personnage: «L'artiste relate sa propre survie, pas seulement au niveau des événements vécus, mais aussi des fondements philosophiques et psychologiques de cette survie.» Une œuvre monumentale, pour ne pas oublier.

«Gen d'Hiroshima», par Keiji Nakazawa. Six volumes parus, Editions Vertige Graphic.