Des Iraniens perdus dans la jungle urbaine américaine

Fantastique «A Girl Walks Home Alone at Night» d’Ana Lily Amirpour mêle identité tiraillée et vampirisme

Une surprenante œuvre de diaspora

Plus Téhéran bâillonne ses cinéastes, plus le cinéma iranien surgit ailleurs, sous des formes inattendues. Autant que Le Président de Mohsen Makhamalbaf et bientôt Taxi Téhéran de Jafar Panahi, A Girl Walks Alone at Night, premier opus d’Ana Lily Amirpour, jeune réalisatrice d’origine iranienne établie aux Etats-Unis, en constitue une preuve éclatante. Après un an de tour du monde des festivals, de Sundance 2014 à Fribourg 2015 (film de clôture), son film arrive enfin sur nos écrans.

Tourné dans des décors californiens, en noir et blanc et en langue farsi, cette petite production indépendante impose aussitôt son étrangeté. D’où ces questions bientôt plus cruciales que le suspense tout relatif du scénario: le film va-t-il pouvoir tenir sur la longueur et en extraire quelque chose de significatif?

Nous sommes à Bad City, triste bourgade qui s’étend à l’ombre des puits de pétrole. Le jeune et bel Arash y joue les James Dean avec sa voiture vintage pour tromper l’ennui, tout en rêvant d’une vie meilleure. Jardinier occasionnel sur de belles propriétés, il habite un appartement minable avec son vieux père Hossein, drogué et endetté auprès du dealer/maquereau Saeed. Après que ce dernier a commis l’imprudence de ramener chez lui une mystérieuse jeune femme voilée, c’est au tour d’Arash de s’en approcher…

A l’évidence, c’est un paysage mental qu’a tenté de construire la cinéaste avec ses modestes moyens. Dans cet exercice délicat, elle ne réussit pas aussi bien que jadis Alan Rudolph (Trouble in Mind) ou Atom Egoyan (The Adjuster) mais s’en sort tout de même nettement mieux que la star Ryan Gosling dans son récent Lost River. Une fois sa poignée de personnages et le style pas trop réaliste posés, le film n’évite pas les longueurs ni même les impasses.

Inutile de le cacher plus longtemps, la mystérieuse jeune femme, jouée par une quasi-sosie de la réalisatrice, est en réalité une vampire. Variation frappante sur ce vieux mythe que cette fille timide en long habit noir qui sort soudain ses crocs et saute à la gorge des hommes! Mais si Saeed, le caïd/crétin occidentalisé, est un repoussoir évident et une victime toute désignée, la suite s’avère nettement plus problématique, n’évitant pas un moralisme manichéen douteux.

A voir la créature de la nuit mettre en garde (en plein jour) un petit garçon, lui commandant de rester bien sage toute sa vie, on s’interroge. Pareil devant ses meurtres suivants de diverses épaves humaines – mais pas la prostituée vieillissante. La gent masculine serait-elle donc insauvable? Tout cela pour finir par hésiter – apparemment par culpabilité d’être devenue une «bad girl» – devant une romance avec le jeune homme au cœur pur, qui a su résister aux avances d’une fille à papa gâtée au nez refait…

La scène où Arash offre des boucles d’oreilles dérobées à cette dernière et perce ses lobes vierges, a une charge puissamment érotique. Mais le tiraillement entre deux cultures et leurs systèmes de valeurs, l’un oriental rigoriste et l’autre occidental underground devient bientôt trop fort pour préserver une cohérence. Le récit, de plus en plus filandreux, s’en ressent.

Côté mise en scène aussi, les choses se relâchent après les premiers plans admirablement cadrés. Le noir et blanc vire charbonneux; les déplacements des personnages semblent trop arbitraires dans une géographie illisible. Bref, si le concept et certaines images restent fascinants, appelant des comparaisons flatteuses du côté de David Lynch, Abel Ferrara ou Jim Jarmusch, on reste sur sa faim. L’identité tiraillée et la pose branchée ne sauraient-elles accoucher que de fables bancales? Vite, revoir le génial Twixt de Coppola pour se remettre les idées en place et retrouver un potentiel fantastique pleinement réalisé!

VV A Girl Walks Home Alone at Night, d’Ana Lily Amirpour (Etats-Unis, 2014) avec Arash Marandi, Sheila Vand, Marshall Manesh, Dominic Rains, Mozhan Marno, Rome Shadanloo. 1h46.

A l’évidence, c’est un paysage mental qu’a tenté de construire

la cinéaste avec ses modestes moyens