Portrait
La comédienne genevoise interprète une héroïne pétrie d’idéal dans la série en tournage «Cellule de crise». Un rôle taillé sur mesure pour cette ultrasensible

Le visage d’Antigone. Sa noblesse quand elle dit non à l’injustice, un non venu de la nuit de l’enfance. La beauté sans âge de Pénélope aussi, son art de détricoter les mailles des époques. La Genevoise Isabelle Caillat tisse sa toile à l’écart des modes, volcanique quand il faut. Naguère, elle était solaire en Phèdre, assortie aux alexandrins de Racine, d’une beauté aveuglante.
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L’étoffe de l’humilité. La hantise de la pose. C’est ce qui marque chez Isabelle Caillat. Elle vous sert un café dans sa cuisine. La matinée est encore pâle. Sa fillette, 2 ans, est à la crèche. Son mari, qui travaille dans le milieu du cinéma, a passé une tête dans la pièce, puis s’est éclipsé. Un chat sur un escabeau vous adresse un salut énigmatique. Dans une vitrine, une Marilyn Monroe pompette s’esclaffe. L’idole de l’Amérique et le matou: une photo fameuse de Victor Macarol.
Quand elle était ado, dans les beaux quartiers de Florissant à Genève, elle avait déjà dans sa chambre un poster de Marilyn. Et une reproduction de L’Annonciation de Fra Angelico, ramenée d’un séjour à Madrid. Si l’on s’est invité chez elle, c’est que 2020 pourrait bien être son année. Depuis l’automne, elle tourne Cellule de crise, série ambitieuse de la RTS, signée Jacob Berger.
Isabelle Caillat y partage la vedette avec André Dussollier. Elle incarne Suzanne F., propulsée à la tête d’une organisation humanitaire à la suite de l’assassinat de son président. Une femme de tête, sur fond de guerre au Yémen. Le rôle est taillé a priori pour cette discrète ultrasensible.
Un Quartz pour elle
L’écran lui a souvent fait de l’œil. En 2011, elle décrochait même le Quartz de la meilleure actrice suisse pour son rôle dans All That Remains. On l’imaginait sur orbite. Mais le cinéma ne l’a pas comblée autant que ses admirateurs le prédisaient.
«On m’a sollicitée pour le casting de Cellule de crise au moment où je me disais qu’il fallait arrêter d’essayer. J’avais déjà tourné avec Jacob Berger, en 2007, dans Une Journée. Il m’a donné des indications sur le personnage de Suzanne, j’ai passé l’audition et j’ai été choisie.»
Le soleil passe en douce sur quatre lys et deux roses qui jouent les pachas dans leur vase. Isabelle Caillat égrène ses mots. Quand ils paraissent trop grands, elle s’esclaffe comme Antigone à la plage. Quand ils lui semblent approximatifs, elle suspend leur vol. Dans ses silences, on perçoit l’enfant qu’elle a été. Sa timidité d’abord, qu’elle oublie seulement devant ses maîtres de danse. A la barre, elle goûte à une liberté inconnue jusqu’alors. Une discipline d’airain et des élans: un métier se dessine, fût-ce en songe. Son père, qui est dans la finance, et sa mère, avocate, ne seraient pas contre.
L’avantage des pointes? Elle n’aurait pas à parler, à faire entendre un timbre d’exil, la rançon peut-être de ses racines mêlées: Haïti par la voie maternelle, la Suisse par le canal paternel, New York aussi, où elle est née, comme son grand frère.
«Enfant, j’avais un sentiment d’inadaptation qui me rendait presque muette. J’avais un filet de voix et toute prise de parole était une souffrance.» Est-ce pour échapper au sortilège? Ou parce qu’une blessure balaie ses fantasmes de Lac des cygnes? Ou parce que, au collège, le latin et le grec en particulier lui inspirent la passion des rivages légendaires? Elle suit les cours de théâtre de Claude Delon, initiatrice à Genève pour des générations.
Libération par le théâtre
C’est un déclic, mieux, une révolution. «Nous répétions La Noce chez les petits-bourgeois de Bertolt Brecht et, pour la première fois, la parole ne me faisait plus peur.» New York et ses écoles d’art dramatique l’appellent, comme l’espoir d’une métamorphose. Elle veut y embrasser la vie, tous les personnages qui dorment en elle. «Le fait d’être née là-bas m’occupait. Je cherchais mes racines. J’espérais me rencontrer, et ça s’est produit.»
Manhattan est un accélérateur de destin. Isabelle Caillat s’affranchit de frousses anciennes grâce à ses professeurs, ceux du Studio Stella Adler. «Stella définissait ainsi l’idéal de l’acteur: «Arriver à exister de façon authentique dans des circonstances imaginaires.»
«Une éponge à réactions.» C’est son expression. Isabelle est désormais capable de tout métaboliser: les déchirements de Wajdi Mouawad, la quête aérienne de la Suissesse Elisa Shua Dusapin, l’amour en fuite selon Racine, l’usure du couple vu par Antoine Jaccoud – Le sexe c’est dégoûtant, créé le mois passé à la Grange de Dorigny à Lausanne.
Homère comme guide
Un soleil hellénique inonde la cuisine, il est midi, et l’on parle d’Homère, le poète qui a ébloui sa jeunesse. «Si vous étiez un héros de L’Odyssée, Isabelle?» «Je serais la nymphe Calypso, l’amoureuse d’Ulysse, parce qu’elle est sexy, s’amuse-t-elle. Mais je voudrais aussi être Achille, parce que ce guerrier accepte ses émotions, quitte à s’éloigner de ses devoirs.»
Avec le temps, elle a gagné en audace, souffle-t-elle, les yeux perdus dans les lys. «Devant la caméra ou sur les planches, je fais des choses que je n’aurais pas osées avant.» Là, Isabelle est submergée par une gaieté gamine, comme étonnée de cet aveu. Cellule de crise a un petit air de royaume des ombres. Elle est prête à les défier. Antigone est une têtue pleine de grâce.
Profil
1980 Naissance à New York.
2011 Quartz de la meilleure actrice pour «All That Remains» de Pierre-Adrian Irlé et Valentin Rotelli.
2014 Marque dans le rôle de Phèdre, au Théâtre des Amis à Carouge.
2018 Joue en tournée romande «Hiver à Sokcho», d’après un roman d’Elisa Shua Dusapin.
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