Jacques Anquetil, une légende littéraire
épopée
L’écrivain français Paul Fournel publie «Anquetil tout seul», récit où il fait parler le quintuple vainqueur du Tour de France, l’idole de sa jeunesse. Il raconte comment le spectacle du Tour de France et la lecture du journal «L’Equipe» lui ont donné la passion du souffle et du style
Il avait un regard clair et glacial. Il s’affichait avec les coquetteries de son temps, cheveux courts tirés à l’arrière, costumes taillés sur mesure et finement rayés, pulls noirs à col roulé, dont il se servait pour se démarquer des anonymes du peloton. Jacques Anquetil était un esthète qu’aucune photo n’a cueilli en flagrant délit de mauvais goût. Il avait de la grâce quand il marchait, il était divin sur ses pédales. Courbé sur son vélo, il épousait le cadre avec entêtement, refusant de se lever en danseuse pour dompter les pentes.
Il a remporté ainsi tout ce qu’il faut pour entrer dans la légende: le Tour de France, le Giro, les classiques du Nord, les records de l’heure… Aujourd’hui, 43 ans après ses derniers coups de pédale, 27 ans après sa disparition, «Maître Jacques» est toujours là. Il hante les mémoires et inspire les plumes. Pour ses exploits? Oui, sans doute, mais ce n’est pas tout. Paul Fournel, comme d’autres passionnés de vélo avant lui, consacre au champion une œuvre qui saisit. Avec Anquetil tout seul (Ed. du Seuil), l’auteur français part à la rencontre des démons du champion, qui étaient nombreux. Il côtoie ses facettes lumineuses et donne à ses parts d’ombre un relief littéraire saisissant. «J’avais 10 ans, j’étais petit, brun et rond, il était grand, blond et mince et je voulais être lui. Je voulais son vélo, son allure, sa nonchalance, son élégance.» Paul Fournel dit cela dans les premières pages de sa déclaration d’amour. De cette extase d’enfant face au champion est né un projet romanesque aux lignes sobres, où deux voix résonnent.
Celle du souvenir tout d’abord. Celle d’un jeune Fournel sous l’emprise d’une passion dévorante. L’écrivain remonte les décennies et partage des images jaunies par le temps. Toute une époque, celle des années 1950 et 1960, ressurgit alors avec ses contours et ses codes aujourd’hui surannés. A ce temps révolu, l’auteur donne le goût de la nostalgie. Les retransmissions télévisées étaient imparfaites, les moyens technologiques spartiates. Les lectures des chroniques des courses dans L’Equipe étaient attendues avec impatience au lendemain des courses. Puis, il y avait ces harassantes sorties à vélo en compagnie d’un père connaisseur, dont le seul but était de retrouver les traces et le visage d’Anquetil. Paul Fournel s’est alors mesuré au terrible Gavia, en Italie, un an après son héros. Il a gravi le Puy de Dôme aussi, pour apercevoir pendant quelques secondes la silhouette de la «Caravelle».
La quête du maître est si entêtée qu’elle pousse à l’erreur. Pendant de longues années, l’auteur a cru avoir admiré son héros dans une course à Saint-Etienne. Il a raconté ces gestes lointains dans un autre livre, Besoin de vélo. Cette rencontre n’a jamais eu lieu: «J’ai donc vu rouler un fantôme […]. L’image d’Anquetil sur la piste en érable du Vel’d’Hiv’de Saint-Etienne m’a accompagné pendant plus de cinquante ans, elle a fondé ma «passion Anquetil», et ce n’était qu’une image.»
L’autre voix du livre est celle du grand cycliste. Celle d’un solitaire pétri de contradictions affichées au grand jour. «Le cyclisme n’est pas mon sport. Je ne l’ai pas choisi, c’est le vélo qui m’a choisi.» La voix reconstituée par Fournel est fidèle au champion. Elle redéfinit ce pour quoi Anquetil était détesté par la moitié des Français, qui lui préféraient Poulidor, son visage de poupon et ses allures d’enfant du terroir. Anquetil, lui, joue la franchise et dérange son monde. Il n’aime pas le peloton. Aux courses d’un jour il préfère la Grande Boucle, remportée à cinq reprises, et les compétitions sur piste. Il avoue faire usage de stimulants de toutes sortes. Il en partage d’ailleurs avec ses poissons rouges. De la glorieuse incertitude du sport, il ne sait que faire. Anquetil gagne en calculateur, en gestionnaire de l’effort et de l’argent. On dit de lui qu’il n’est qu’une caisse enregistreuse. Cela ne le dérange pas. S’il le faut, il n’hésite pas à soudoyer ses adversaires pour avoir course gagnée.
Ses coups de pédale sont affranchis du sens de culpabilité. Une seule chose compte, c’est la gloire. Il l’a eue. Elle se prolonge aujourd’hui encore, sous la plume émerveillée d’un témoin qui n’a rien oublié.