Eternel étudiant qui semble s’être réveillé une minute plus tôt, tee-shirt et pantalon froissés: cette troisième rencontre avec Stephen Frears, 67 ans, ressemble aux précédentes. En résumé, il va falloir batailler ferme pour lui soutirer autre chose que le seul type de réponses qu’il livre: évasives. Un avantage pourtant, à l’occasion de la sortie de Chéri: il s’agit cette fois d’un tête-à-tête exceptionnel d’une demi-heure. Il ne pourra donc pas botter en touche en se tournant vers un autre journaliste.

Par ailleurs, le cinéaste est plutôt joyeux: le matin même, il a reçu des mains de la ministre française de la Culture, Christine Albanel, les insignes de Commandeur des Arts et des Lettres. Frears a-t-il retourné sa veste, lui qui n’est pas particulièrement connu pour ses accointances avec le pouvoir, a fortiori avec les dirigeants de droite, depuis que le succès mondial de My Beautiful Laundrette, il y a deux décennies, a giflé Maggie Thatcher? «D’abord vous remarquerez que je ne porte pas cette médaille: elle est dans ma valise. Ensuite, j’aime penser, ajoute-t-il pince-sans-rire et presque las, que j’ai reçu cette médaille sous l’impulsion de Carla Bruni!…»

Ce n’est pas que la promotion l’ennuie. Elle lui est simplement contre nature. «Je me sens obligé de vous divertir, d’être à la fois provocant et intéressant. Avec les années, j’ai appris à m’y prêter.» Avec plaisir? «Eh bien… C’est plutôt intimidant.» Il lui suffirait pourtant de laisser parler l’expérience, et l’entier de sa filmographie: Stephen Frears n’a jamais connu la crise. En Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis, sa carrière a jalonné l’histoire du cinéma avec des titres forts. «Carrière, évolution, filmographie: ces mots n’ont aucun sens pour moi.» Forcément, ça limite la discussion.

A l’origine, Frears ne songeait même pas à faire du cinéma. Il avait étudié le droit à l’université. A quoi rêvait-il alors? Devenir avocat, procureur, juge? «Je ne m’en souviens plus du tout! Mes parents avaient des professions stables et dignes de ce nom, alors j’essayais sans doute de leur ressembler un peu.»

Devenu cinéaste par accident, après avoir été assistant de Ken Loach et d’Albert Finney au London’s Royal Court Theatre, Frears est pourtant la constance incarnée. Par la qualité de ses films, bien sûr. Mais aussi dans les entretiens qu’il donne depuis trente ans. Relisez-les si vous en avez l’occasion: voilà un artiste qui n’a jamais changé de discours, ni sur son statut, ni sur la politique, ni sur le cinéma, ni sur sa manière d’aborder un projet. «Merci de l’avoir remarqué, parce que personne ne me croit quand je l’affirme! J’ai appris mon métier au théâtre, puis à la télévision, et je crois pouvoir dire que je n’ai jamais abandonné les principes que ces débuts laborieux m’ont enseignés.»

L’œil de Frears va même jusqu’à s’illuminer quand on lui suggère qu’il a sans doute pu s’appuyer sur un talent inné: savoir comment réunir ses collaborateurs autour d’une seule et même vision. «Probablement», concède-t-il presque ému. «Assembler les talents est une part importante de mon travail. Aussi importante que celle qui consiste à choisir les bonnes personnes.» Le cinéaste s’est détendu. Il rit franchement en entendant quelles sont les deux phrases qu’il a le plus souvent servies aux journalistes: «Je n’en ai aucune idée» et «Je n’y peux rien: je suis Britannique». «Je me considère comme le juge d’une seule et unique chose: que chaque scène que j’ai tournée ait du sens.» Il faut dire que Stephen Frears est une exception: il est l’un des seuls cinéastes au monde, sinon le seul, qui est considéré comme un auteur alors qu’il n’a jamais signé une ligne de scénario et, pire, n’a, à l’exception de Prick up your ears, jamais initié le moindre projet.

«Parfois, pour éviter les questions invariables sur le scénario auxquelles je ne sais pas quoi répondre, je me dis que j’aurais dû écrire aussi. Mais je n’ai absolument aucun talent dans ce domaine-là.» Allons bon. «Je vous assure que je n’ai jamais rien écrit. J’aimerais sincèrement pouvoir répondre à toutes les questions. Mais le fait est que je suis doté d’une personnalité un peu étrange: à la fois compliquée et très simple. Devant chaque projet, je suis comme un élève qui cherche à se documenter. Ma vie, c’est continuer d’aller à l’école. On semble attendre d’un artiste qu’il ait suivi chaque projet très consciemment. Ce n’est pas mon cas. Je suis souvent en peine de décrire ce que j’ai voulu faire parce que chaque film se révèle à moi en cours de réalisation. J’en apprends un peu plus chaque jour et c’est ce désir d’en savoir davantage qui me porte.»

Autant dire que Frears préfère tourner des films sur des sujets qui lui sont étrangers. «Je ne consacrerais pas une minute de mon temps à un sujet que je connais déjà. Je ne pourrais pas réaliser un film sur ma propre famille, ni sur l’endroit où je vis. Et pourtant, ce qui est fascinant, c’est qu’en travaillant sur des sujets qui vous sont étrangers, vous découvrez des parcelles de vous-même.» Ainsi Chéri, comme la plupart de ses précédents films, décrit-il l’échec de personnages qui se noient dans les tourments de l’histoire. Il murmure, s’en voulant d’aller si loin dans la confidence: «C’est vrai que j’en connais un bout sur l’échec…» Il n’en dira pas plus.

A l’époque de My Beautiful Laundrette, Stephen Frears racontait que son métier consiste à trouver un chemin dans la nuit. Un quart de siècle plus tard, il utilise les mêmes termes. «L’expérience ne m’a apporté qu’une seule chose: avoir moins peur de dire «je ne sais pas» et «attendons». Pour le reste, je ne sais pas et je n’ai jamais su ce que signifie la liberté, pour un artiste. Je vois bien que je suis privilégié et très chanceux, mais faire un film implique tant de responsabilités, envers les financiers, les producteurs, les acteurs, les scénaristes qu’il serait obscène de se prétendre libre. Je n’ai pas autant de choix que vous pourriez l’imaginer. Et je ne pourrais pas expliquer pourquoi chacun de mes films devient, au bout du compte, une projection de ce que je suis. Vraiment, je suis dans l’impossibilité de me décrire comme un artiste libre. Ce ne serait pas honnête.»