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Olga Tokarczuk a tiré une fabuleuse chronique de la trajectoire d’un mystique, subversif et manipulateur, dans une Pologne multiethnique. Passionnant de bout en bout

Vers le milieu du XVIIIe siècle, dans la Pologne d’une éphémère république, apparaît un nouveau messie, Jakób Frank (1726-1791). L’époque est troublée. L’Autriche, l’Allemagne, l’Empire ottoman, la Russie se disputent le contrôle de l’Europe centrale. Là au milieu, alors que les communautés juives font l’objet de persécutions et de pogromes, les utopies de libération rencontrent un grand succès. Parmi elles, le sabbataïsme; mais son chef, Sabbataï Tsevi, se convertit à l’islam, provoquant une immense déception. Survient alors un nouveau porteur d’espoir, ce Jakób, le héros de l’immense épopée d’Olga Tokarczuk. Ce messie-là réussira à amener des milliers de fidèles polonais à se convertir à un catholicisme stratégique.
On connaît l’auteure comme une magnifique conteuse (Les Pérégrins, Noir sur Blanc, 2010, Man Booker International Prize en 2018; Sur les ossements des morts, 2012). Dans ce «GRAND VOYAGE à travers sept frontières, cinq langues, trois grandes religions et d’autres moindres», elle se fait chroniqueuse d’un pan d’histoire qui résonne fortement aujourd’hui, «Mémorial pour les Sages, Réflexions pour mes Compatriotes, Instructions pour les Laïcs, Distraction pour les Mélancoliques» – l’auteure ne perd jamais son humour incisif. Ce récit admirablement construit lui a valu dans son pays une hostilité à la mesure de son audace iconoclaste. La suivre sur près de mille pages est un bonheur qui ne connaît pas de fléchissement.
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Jakób Frank: un chef charismatique, un mystique, un manipulateur de génie, un anarchiste, tout ça à la fois? Sans prendre parti, Olga Tokarczuk laisse parler les documents. Et surtout, elle a eu la grande idée de confier une bonne partie du récit à Ienta, une très vieille femme qui flotte entre la vie et la mort et surplombe la scène «comme un drone», avec une distance omnisciente et souveraine.
Les autres narrateurs sont des fidèles de Jakób, des frankistes de la première heure, mais aussi des aristocrates polonais, tentés par les Lumières, des ecclésiastiques séduits par le charme exotique du messie autoproclamé, des évêques ravis d’accueillir dans le sein de l’Eglise des convertis porteurs de si grandes richesses.
Jakób est né en Podolie – aujourd’hui en Ukraine: cette mobilité des frontières est un des intérêts du livre, tout comme la diversité des langues et des croyances. Puis sa famille de rabbins se dirige vers la Moldavie, qui ouvre vers l’Empire ottoman. Le jeune Jakób voyage à Smyrne, à Salonique sur les traces de Sabbataï Tsevi, et c’est tout le commerce avec l’Orient qui s’offre: les caravanes d’épices, les pierres précieuses.
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De retour en Pologne, Jakób subit le herem, l’anathème des rabbins. Sa théologie remet en cause le Talmud. Sa conception d’une liberté sexuelle (largement déterminée par ses directives!) qui transcende les genres et les liens familiaux fait fi des lois juives et chrétiennes. La place qu’il fait à la femme est tout à fait subversive. Des «disputations» entre les rabbins et les frankistes, arbitrées par l’Eglise catholique, n’apaisent rien. Les conversions sont nombreuses. Parrainés par des aristocrates polonais, certains néo-catholiques acquièrent à prix d’or des titres de noblesse.
Mais l’idylle interconfessionnelle tourne court. Jakób est emprisonné à Czestochowa, forteresse mais aussi haut lieu du culte marial. Il y reste treize ans et cette captivité renforce la foi de ses adeptes, qui tiennent leur martyr. Libéré par la victoire des Russes, le messie installe sa cour en Autriche puis en Allemagne, dans un délire de luxe alimenté par les dons des fidèles. A sa mort, sa fille Eva prend la place de grande prêtresse, mais la décadence du mouvement est inexorable.
Le devoir de réparer le monde
Pourquoi s’intéresser à ce minuscule épisode? Parce que l’auteure a su évoquer de manière extraordinairement vivante la complexité et la diversité de l’Europe centrale à l’aube des Lumières, un éclairage précieux aujourd’hui, où cette diversité est niée au profit de mythologies nationalistes. Parce qu’elle dessine des portraits saisissants, de ceux qui font les grands romans et que, derrière l’accumulation des «petites histoires», se profile la grande.
Enfin, pourquoi les pages sont-elles numérotées à rebours, ce qui est troublant? En hommage aux ouvrages rédigés en hébreu, dit Olga Tokarczuk, et pour nous rappeler que «l’ordre relève toujours d’une question d’habitude».
Le Temps: Qu’est-ce qui vous a attirée dans cet épisode de l’histoire polonaise?
Olga Tokarczuk: L’histoire des franquistes, c’est le thème intemporel de la confrontation à l’autre, de l’assimilation et de l’acculturation. Elle n’a jamais été bien comprise dans la conscience collective en Pologne, c’est ce qui m’a attirée. Je me suis toujours intéressée aux minorités dans la Pologne multiculturelle, à ses périphéries. Une Pologne des petits villages, de femmes qui tentent de vivre leur vie. Ce n’est pas l’Eglise qui m’intéresse, j’ai toujours tendance à me tourner vers l’hérésie, vers ceux qui pensent autrement.
Nous, les Polonais, avons une vision de l’histoire formulée au début du XXe siècle par le Prix Nobel Henryk Sienkiewicz pour réconforter les gens dans les sombres temps de la partition. D’un point de vue moderne, voilà une approche plutôt nationaliste, colonialiste, romantique et patriarcale. Pour écrire un roman historique au XXIe siècle, il fallait se différencier subtilement de cette tradition. Je vois plutôt celui-ci comme une collection de micro-histoires.
Quel est votre sentiment face à Jakób?
J’avais de la peine avec lui, je le sentais mal, aussi j’ai décidé de ne pas le décrire directement: il est toujours vu à travers le regard des autres. C’est certain qu’il était très malin. Dans sa jeunesse, il était perçu comme un rebe, un sage. Les documents le montrent comme un provocateur, l’enfant terrible des salons. Mais je crois que son séjour en prison à Czestochowa l’a brisé. Il est devenu de plus en plus cynique, un imposteur et un comédien. Par moments, je l’aimais, à d’autres j’étais très sceptique et cette ambivalence, je voudrais la partager avec les lecteurs.
«Réparer le monde» est un projet qui apparaît constamment. Est-ce possible?
Au centre de la théologie hébraïque, il y a le tikkun, l’obligation de réparation du monde. Il est cassé et la tâche principale de tout individu est de faire de son mieux pour y remédier. A vrai dire, j’y crois aussi. C’est le rôle de la politique, de la littérature, de la science, de l’éducation, de la religion… Et ça peut passer spontanément, par de petites actions. Peut-être que c’est un héritage profondément ancré. Le tikkun est à la base de toute révolution, toute utopie, quels que soient les résultats.
Votre livre fait une grande place aux femmes dans une société qui les ignorait largement. Une approche féministe?
Non, juste équitable. J’ai décidé d’appliquer une attention spéciale aux noms et aux figures de femmes dans mes recherches. Des traces ténues: la plupart du temps, elles étaient mentionnées comme sœurs, épouses, filles, mais ça me donnait un point d’appui pour reconstruire leur présence.
Pourquoi le livre vous a-t-il valu autant d’insultes et de menaces en Pologne?
Même si les faits historiques sont indiscutables, ma vision d’une Pologne multiculturelle n’a pas été appréciée. Pour le gouvernement, et dans de nombreux esprits, règne l’idée anachronique, tribale, simpliste, d’une nation ethniquement pure qui occupe une place spéciale dans l’histoire.
Un livre politique?
Pour moi, c’est d’abord un livre sur l’émancipation d’un groupe au sein d’une société féodale figée. Ces gens ont réussi à se frayer un chemin à travers toutes les strates de la société, en dépit des stéréotypes, des préjugés ethniques et de classes, du pouvoir de l’Eglise catholique, de la malédiction des juifs orthodoxes, etc. C’était impensable dans l’Europe du XVIIIe siècle et peut-être que cela a inauguré une nouvelle époque.
Cette histoire est aussi une version très bizarre des Lumières. A l’époque de l’Encyclopédie, le même esprit est à l’œuvre en Europe centrale, mais si différemment. Parfois, c’en est même comique.
Et bien sûr, c’est un livre sur l’Europe: il y a des parallèles avec notre époque. Nous aussi devons faire face à de nouvelles façons de penser, redéfinir ce qui est étranger ou familier. Sur le long terme, la formation des sociétés est toujours une question de négociations. Et parfois, elles sont si audacieuses qu’on peut en tirer un roman!
Olga Tokarczuk
Les livres de Jakób
Noir sur Blanc, 1040 p.