En janvier, ils se sont installés trois jours à Cully, dans une large maison ouverte sur le lac. Ils sont allés chaque jour au Temple pour y déceler des résonances, des appétits et des lignes de fuite. Tobias Preisig et Stefan Rusconi vont donner ensemble un récital qui mêle au violon suspendu les longues respirations d’un orgue d’église. Leur concert s’annonce déjà comme un acte de bravoure de la 30e édition du Cully Jazz Festival qui s’ouvre ce soir. Et, entre ces deux improvisateurs, trentenaires et zurichois, quelque chose se joue par-delà la musique. L’esprit d’une génération.

Rusconi a une fine moustache et les bouclettes de Chaplin jeune. Sur scène, il porte souvent des bretelles, une chemise blanche et des pantalons de feutre pillés aux années 1950. Il a du style, vit la plupart du temps à Berlin et défend depuis des années l’un des trios suisses les plus actifs sur la scène internationale: le bien nommé Rusconi qui prend autant à l’attitude post-rock de Sonic Youth qu’à la pop fondamentalement visuelle de son époque. «Pour quelqu’un qui vient du jazz, ce n’est peut-être pas évident d’être aussi soucieux de l’apparence. Je crois que ce que nous donnons à voir fait partie de notre message. Nous sommes parfois attaqués sur ce point, comme s’il était superficiel de s’habiller pour jouer. Mais nous faisons aussi de l’entertainment

Le violoniste Tobias Preisig, quant à lui, porte le cheveu long, admirablement peigné en arrière, et des T-shirts ouverts sur un buste glabre. Sur la pochette de son impeccable nouvel album, In Transit, il vous regarde d’en bas, une statuette de squelette mexicain dans la main. On dirait un album de rock. C’est fait exprès. «J’ai suivi des études de jazz. Mais j’ai vite compris que le jazz, pour un Suisse, ne procède pas de la culture naturelle. Je me sens plus proche de l’indie rock. Pour moi, Jeff Buckley est une inspiration majeure.» Preisig reprend d’ailleurs «Hallelujah» dont le chanteur américain avait taillé une version iconique. Autant pour lui que pour Stefan Rusconi, la musique se joue surtout binaire, pas trop swing, sur des atmosphères et des déchirures; le blues n’y apparaît que par touches imperceptibles, comme l’élément amovible d’un décor qui appartiendrait à d’autres qu’eux.

C’est un effet de réaction. Tandis que l’académie de jazz se fonde de plus en plus sur un respect fidèle de la tradition, l’apprentissage rigoureux des solos de Charlie Parker et des styles historiques de l’Amérique noire, les musiciens, de ce côté-ci de l’Atlantique, trahissent des inclinations plus vastes. «Le problème», précise Preisig, «c’est que les écoles de musique professionnelles n’ont pas encore effectué le virage nécessaire vers l’approche des Beaux-Arts. Elles devraient se focaliser sur la créativité, la personnalité, la quête du son. Elles s’accrochent à l’histoire». Rusconi, avec son groupe, pratique l’inclusion, travaille sur des vidéos d’art, des films et des collaborations avec des plasticiens. Ils sont à l’écoute de leur temps qui préfère chez un artiste l’élaboration d’un univers à la quête intime de l’expression.

D’autres choses les rapprochent aussi. Un sens du départ, probablement. Preisig a étudié à New York, il passe sa vie sur la route. Rusconi est en exil allemand. Ils ont choisi de ne pas enseigner, d’éviter tant qu’ils le peuvent les subventions. Même si, pour Tobias, la Suisse offre des opportunités qu’il faut saisir: «J’ai le désir de me passer des fondations, de vivre purement de ma musique. Mais je n’en fais pas une mission. La Suisse est si petite qu’il faut la quitter le plus possible pour vivre de son art. Je ne vais pas refuser une aide pour m’exporter.» Le trio Rusconi a décidé de placer son glorieux album Revolution en libre téléchargement depuis son site. Jusqu’alors, ils enregistraient pour un très gros ­label qui les enferrait dans ses désirs de rentabilité. Ils fabriquent une musique qui n’évite pas l’obsession pop de la chanson mais demeure d’une impérieuse liberté.

Voilà ce qu’elle nous dit, cette génération. Un désir d’ouverture. «Nous ne sommes plus dans les années 1960», affirme Stefan Rusconi. «Notre musique, si elle vient du jazz, s’habille de Radiohead ou de Björk. Peu importe l’espace où vous voulez nous situer. Nous continuons notre chemin.» L’avant-garde, pour eux, n’est pas une austérité. Elle est ludique, sexy, rusée; elle s’intéresse à son public mais n’hésite pas à le désarçonner. Rusconi est allé récemment écouter dans une église berlinoise les orgues de Messiaen. Il en est revenu plein de sons trafiqués, de clés à demi tirées, l’impression que l’énorme outil soufflant relevait du synthétiseur autant que de Bach. Preisig ouvrira le concert de Cully par son quartette à cordes Kaléidoscope qui parcourt le minimalisme américain mais aussi la folk des espaces interminables.

Ils bâtissent une carrière, d’une envie à l’autre. Ils ne donnent à personne précisément ce qu’il veut entendre. Mais contrairement à nombre de leurs prédécesseurs, ils ne feignent pas d’ignorer que, sur scène, ils sont la proie des regards.

Rusconi et Preisig + Kaléidoscope String Quartet. Samedi 14 avril, 18h. Temple, Cully. ww.cullyjazz.ch

Rusconi, «Revolution» (www.rusconi-music.com)

Tobias Preisig, «In Transit» (Traumton Records)