Déjeuner avec Jean Mohr

«Je travaille à mes archives»

Le photographe genevois expose son beau portrait d’un médecin de campagne anglaisau Théâtre Vidy

L’occasion d’un point sur son parcours

Les restaurants sont nombreux, dans le quartier des Eaux-Vives. Mais Jean Mohr préfère se ménager un peu. Le «Déjeuner avec» le photographe se fera donc à domicile. Un peu emprunté, il finit par «commander» asiatique à la journaliste qui propose d’apporter le menu. «Est-ce parce que notre fils aîné pratique le bouddhisme zen à Honolulu? Nous aimons bien penser à lui en mangeant ce genre de plats», relève le presque nonagénaire. Passage au rayon traiteur thaïlandais d’un grand magasin du centre de Genève, puis direction rue Agasse, où le couple Mohr vit depuis trois décennies.

C’est Simone, épouse depuis 59 ans, qui vient ouvrir la porte de la véranda; Jean est dans son atelier. Il arrive presque aussitôt, pull de laine bordeaux sur pantalon de velours noir, et s’installe dans le canapé beige du salon. Ses yeux fixent intensément son vis-à-vis, légèrement voilés. «Je ne vois plus grand-chose, ma femme me fait la lecture. Heureusement, j’ai fait le saut du numérique il y a trois ans, cela m’aide beaucoup pour la mise au point. Du coup, je continue à photographier les activités théâtrales de mon cadet, Patrick, de ma belle-fille et de mes petits-enfants, celles de quelques amis artistes comme le sculpteur Manolo Torres. Je ne sors plus tellement avec mon appareil, puisque je marche avec une canne, mais inutile de vous dire que quand les premiers flocons sont là, je me précipite! A combien d’exemplaires tire Le Temps?»

Jean Mohr fêtera ses 90 ans en septembre et la curiosité est intacte. Régulièrement, il s’enquiert de la marche du journalisme ou du quotidien de son interlocutrice, plus intéressé à en apprendre sur les autres qu’à dérouler le fil de sa vie. «Je vis bien avec l’idée de la mort mais il y a un certain nombre de choses que j’aimerais finir, comme trier mes archives. C’est une calamité de laisser 50 000 tirages à ses enfants! Je songe à les confier au Centre d’iconographie genevoise ou à la Bibliothèque universitaire.»

Le reporter travaille au lancement d’une collection de petits ouvrages tirés de ses nombreuses «écoles buissonnières», ces jours de flâneries photographiques qu’il s’octroyait après un mandat pour la presse ou une ONG. Il imagine des titres thématiques – la fête, la religion, la neige – et d’autres plus formels. «Depuis que je vois mal, je m’intéresse davantage à ce qui se trouve sous mes pieds. C’est ainsi que je me suis rendu compte de la richesse du sol! L’un des volumes y sera consacré.» La Fondation Michalski pourrait financer l’opération, ainsi qu’une exposition.

Pour l’heure, c’est son travail sur un médecin de campagne britannique, Un Métier idéal, qui vient d’être verni au Théâtre Vidy-Lausanne pour accompagner la mise en scène du texte de John Berger. Et la fameuse exposition Avec les victimes de la guerre, censurée à Paris en raison d’une sensibilité turque exacerbée, continue sa tournée à travers le monde.

Au départ pourtant, Jean Mohr s’imaginait volontiers médecin. Un «banal incident» a bousculé un peu le destin. Au collège inférieur, à Genève, le garçon repousse un peu vertement la main d’un professeur qui s’attarde régulièrement dans le dos de ses élèves. Les notes chutent, le père, récemment renvoyé du Bureau international du travail, qui licencie à tour de bras, n’a pas les moyens de payer un redoublement et envoie Jean faire une maturité commerciale. Après une licence, il intègre Publicitas et s’ennuie ferme. «Je trouvais des formules pour parler d’hémorroïdes dans un bureau rempli de quinze secrétaires», rit le grand-père, tandis que Simone réchauffe les plats dans la cuisine voisine. Un ami lui propose un poste de délégué du CICR au Moyen-Orient. Banco.

Après deux ans et sans réelle perspective d’emploi en Suisse, Jean Mohr s’installe à Paris pour étudier la peinture. «On me répétait que j’étais habile, la pire des choses pour un artiste. Les quelques photos que j’avais prises pour raconter le Moyen-Orient à mon père suscitaient beaucoup plus d’enthousiasme!» Ce sera donc la photographie, tournée vers les réfugiés, les exclus, les fragiles. «Mon père a quitté l’Allemagne en 1918 pour ne pas être compromis. Je suis né à Genève en 1925, mais à l’école, j’étais le petit Boche. Je prenais souvent des iti néraires secondaires sur le chemin de la classe pour ne pas me faire interpeller, conte-t-il de ce regard d’un bleu si clair qu’il devait alors lui peser. Cela m’a rendu très sensible aux questions des migrants ou du racisme et c’est naturellement que j’ai couvert ces sujets pour la presse locale puis les organisations internationales.» A l’adolescence, Hans Adolf décide de se faire appeler Jean. Aujourd’hui encore, il ne se rend pas volontiers en Allemagne.

C’est peut-être le seul grief qu’on lui connaît. Pour le reste, Jean Mohr revendique une ouverture la plus large possible et des reportages abordés en gommant les a priori, «quitte à balancer d’un côté ou de l’autre». Nicolas Bouvier disait qu’il était «à l’écoute de ses sujets», d’autres ont qualifié sa photographie d’humaniste. Son modèle? «Les membres de l’agence Magnum, Henri Cartier-Bresson en tête.» Et de conter une anecdote qui l’amuse aujourd’hui. Ayant donné des cours de ski à la sœur du photographe parisien, Jean Mohr décroche une entrevue. Il lui présente quarante images: «Il en a laissé trente de côté en les qualifiant de bons clichés amateurs, puis m’a dit que les dix autres promettaient davantage. Il m’a finalement conseillé de m’agripper à mon métier et de continuer la photo le dimanche. J’étais furieux.» «Mais tu étais si jeune», tempère tendrement Simone en apportant le couvert.

A table, Jean Mohr picore quelques grains de riz, goûte avec parcimonie le poulet au curry vert ou le bœuf au gingembre. Retour à Cartier-Bresson. «J’apprécie sa manière esthétique de traiter des thématiques très humaines.» Le Français, comme lui, a été formé à la peinture. «Cela ne vous lâche plus. J’ai dû me battre parfois contre moi-même, j’ai eu peur de rater une situation ou une expression sur un visage parce que la lumière n’était pas assez bonne.» L’instinct décisif.

«Cartier-Bresson a trouvé que je faisais de bons clichés amateurs»