«Un café et un Coca-Cola light s’il vous plaît», commande Jean-Stéphane Bron, l’œil rieur, mais l’air gêné. Mélange douteux? Le réalisateur lausannois «adore combiner les deux». A 41 ans, l’ancien chauffeur du CSP de Prilly aime surgir là où on ne l’attend pas. Entre deux étals de maraîchers, à la rue de l’Ale de Lausanne, face au café de l’Orchidée où il habite et achète son poulet. Ou boulevard Beaumarchais à Paris, devant l’une des dix salles parisiennes programmant Cleveland contre Wall Street. Son documentaire, qui met en scène le procès que veut intenter Josh Cohen, avocat démocrate de Cleveland à 21 banques de Wall Street, accusées des milliers d’expropriations immobilières consécutives à leur politique de crédits à risque, est salué par la critique. «Un succès relatif. On oublie qu’Alain Tanner a fait 1 million d’entrées avec La Salamandre en 1971». Modeste qui plus est! Lui se dit pudique.
Jean-Stéphane Bron s’avoue peu doué pour l’introspection. «Je suis dans le faire. Certains réalisateurs sont des créateurs. Moi pas. Je suis très laborieux et n’ai jamais eu de facilité.» Le réalisateur ne connaît pas les sujets qu’il aborde. La curiosité le guide. Tel un scientifique, il cherche pour mieux comprendre et représenter ensuite ce qui ne l’est pas ou peu.
Déjà enfant, à Romanel-sur-Lausanne, Jean-Stéphane Bron mène de grandes enquêtes muni de son enregistreur. La lecture compulsive de la presse quotidienne, les interviews du grand-père sur la percée de l’ayatollah Khomeyni, les travaux rendus à l’ECAL qu’il terminera en 1995, le Lausannois enquête, enquête. Il parle d’obsession. Ce curieux hyperactif doublé d’un pédagogue se révèle au public dans le Génie Helvétique, son précédent documentaire tourné dans les coulisses du Palais fédéral en 2004.
Jean-Stéphane Bron y suit les travaux d’une commission parlementaire chargée d’une loi sur le génie génétique. Son objectif? Montrer la manière dont les forces économiques se mettent à l’œuvre derrière le politique. «En Suisse, le pouvoir est très difficile à représenter, il n’est pas habité», disait-il à l’époque. Alors le Lausannois s’immerge à Berne et décortique. Chez nous, le film, récompensé du Prix du cinéma suisse, a été plébiscité par le public: 115 000 entrées. En France, il n’a guère attiré plus de 1000 personnes. Peu importe, Jean-Stéphane Bron est animé par le désir de se frotter à l’inconnu, quitte à se tromper.
Comme en 2006, à la sortie de Mon frère se marie, dont le succès mitigé l’a marqué personnellement. La fiction chargée d’éléments autobiographiques, raconte la comédie du bonheur à laquelle se livre une famille décomposée le temps du mariage de leur fils adoptif devant sa mère biologique. Jean-Stéphane Bron ne se souvient plus bien de cet épisode. Il n’aime pas parler de sa vie privée, ni s’épancher sur le lien fort qui le lie à Dinh, son frère adoptif originaire du Vietnam, débarqué en 1980 parmi les boat people.
Le téléphone portable vibre, Jean-Stéphane Bron s’illumine. Un sms de Géraldine Michelot, l’une des coproductrices du film au sein de la société française Pelléas, qui a investi 250 000 euros (330 000 francs) sur les 1,5 million qu’à coûté le film, lui communique la bonne nouvelle. «Cleveland» devrait atteindre les 60 000 entrées en France avant sa sortie romande, le 15 septembre. Soulagement! «Tout le monde sera remboursé.» Chaque projection-débat «me rappelle ces concerts de rock où il n’y avait que trois personnes dans le public et que le groupe tente d’assurer quand même.»
Suivant le même procédé que dans le Génie Helvétique, Jean-Stéphane Bron s’entête à montrer le capitalisme en mouvement, après avoir brillamment présenté la démocratie en action. Il interroge plusieurs dizaines de banquiers, hedge funds managers, économistes et traders. En août 2008, un article de presse l’informe que la ville de Cleveland compte intenter un procès contre 21 banques de Wall Street. 48 heures plus tard, le Lausannois gagne les rives du lac Erié, dans l’Ohio. Lui-même n’aurait pas cru pareille aventure à l’époque.
Sur place avec l’équipe helvético-américaine du film, le réalisateur confesse avec plaisir ne pas toujours avoir maîtrisé la situation. Fragilisé par la naissance prématurée de sa fille, Jean-Stéphane Bron apprend dans la foulée que le procès qu’il était venu filmer n’aura pas lieu. Le réalisateur s’est toujours senti à l’aise dans ces moments «où tout part en couille». Il se fait confiance. C’est que le Lausannois cultive le goût du risque. «Quand au bout de deux ans de recherches, tu vois le budget de ton film maigrir à vue d’œil et toujours pas d’angle d’attaque, tu doutes. Mais plus c’est risqué, plus j’aime. Juste avant de me prendre le mur, c’est là que je trouve le truc.
Le Suisse transforme ce ratage en atout. Il organisera lui-même ce procès, avec les vrais protagonistes, mais un verdict rendu par la fiction. Si le réalisateur ose se faire peur, c’est qu’il a gagné en crédibilité. Mais le filet de secours, lui, n’est jamais bien loin. Jean-Stéphane Bron sait s’entourer de collaborateurs de longue date, comme le producteur Robert Boner ou l’assistant-réalisateur Adrian Blaser, «qui savent quand il faut me suivre ou me mettre des claques». Lionel Baier et Ursula Meier, les amis réalisateurs et voisins de palier qui le rassurent à distance, «parce qu’un film, ça éloigne beaucoup». Ensemble avec Frédéric Mermoud, ils ont monté bande à part Films, leur maison de production de Jean-Stéphane Bron. Depuis, les émotions vécues pendant «Cleveland» se sont «sédimentées». Une obligation pour gérer l’étape entre deux tournages. «Toujours un moment critique pour moi.» L’obligation de penser au prochain film tout en vendant le précédent. «Un truc qui permet de rester éveillé et d’avancer.» Comme un Coca-Light et un café.