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Jérôme Garcin: «Il était porté par l’évidence du style»

L’écrivain et critique littéraire Jérôme Garcin a partagé 35 ans d’amitié avec Jacques Chessex et il a bataillé en France pour le faire connaître

Jérôme Garcin, écrivain et critique littéraire au Nouvel Observateur, animateur du Masque et la Plume, fait partie des plus proches amis et des plus ardents admirateurs de Jacques Chessex. Il salue sa mémoire.

Une rencontre

«C’est par la poésie que j’ai rencontré Jacques Chessex. J’avais 18 ou 19 ans. J’avais découvert Le Jour proche, un livre publié aux Editions Miroirs partagés à Lausanne. J’étais fou de ses poèmes. Je lui ai écrit. Avec lui, ça a été une succession d’enthousiasmes.»

La fidélité

«Mon rapport à Jacques Chessex est moins une question de journalisme que d’amitié. C’est le plus vieil ami que j’ai dans cet étrange milieu qu’est le milieu littéraire. J’avais à peine 20 ans lorsque je l’ai rencontré, lui en avait déjà le double. Et je dois dire que j’étais effondré lorsque j’ai appris la nouvelle de sa mort. C’était un homme incroyablement fidèle en amitié. Fidèle en tout. Fidèle à son pays, fidèle à son village, fidèle à ses origines. J’ai dû recevoir des milliers de lettres de lui. On se voyait pas mal, mais on s’écrivait aussi beaucoup. Par cette fidélité, il était pour moi absolument à l’opposé de ce qu’on vit dans ce métier des lettres. Il ne pouvait pas quitter Ropraz – on ne parvenait pas à l’en éloigner même pour trois jours! – et, de même, il ne pouvait pas quitter ses amis. Pendant trente-cinq ans, j’ai pu le voir de près, je l’ai vu changer de manière d’écrire, de manière de vivre, de manière de penser. J’ai vécu toutes ces «périodes», comme on le dit d’un peintre: les premiers textes, La Tête ouverte, La Confession du pasteur Burg, puis la période bachique et, enfin, cette période plus longue et plus austère, plus maigre – sans doute la plus métaphysique – qui a donné ses derniers livres.»

Bataille critique

«Défendre Jacques Chessex, ça a été presque trente ans de combat pour dire à quel point c’était un grand écrivain. Il avait une mauvaise image chez vous et de petits tirages chez nous. Pendant longtemps, on n’a pas mesuré l’importance de cette œuvre. Je pense que c’est une des très grandes œuvres du XXe siècle, celle d’un grand styliste. Il a écrit des livres sublimes, le Flaubert (Flaubert ou le Désert en abîme, 1991) est pour moi un livre primordial.»

Le goût de la provocation

«Je me souviens de nos virées dans le Lausanne des années 1970-1980, c’était difficile de ne pas le voir. C’était l’époque de ses livres provocants. Je crois qu’il trouvait son inspiration dans cette provocation. Mais, dernièrement encore, Un Juif pour l’exemple a suscité une levée de boucliers impressionnante, sidérante même. D’une certaine manière, je pense qu’il en souffrait.»

Un Vaudois

«L’universel, c’est le local moins les murs», dit l’écrivain portugais Miguel Torga. Je crois que cela s’applique très précisément à Jacques Chessex. Pour moi, il était d’ailleurs plus Vaudois que Suisse, très profondément Vaudois même. Son Portrait des Vaudois est un très grand livre. Il écrivait sur son pays mais ses thèmes étaient universels.»

L’évidence du style

«Littérairement, il est plus proche du grand naturalisme français, de Maupassant, de Flaubert que de Ramuz. La période de L’Ogre, de L’Ardent Royaume, des Yeux jaunes est profondément naturaliste. Après, c’est plus compliqué. Lorsqu’il se met à écrire à l’os, lorsqu’il cherche la brièveté, le sec, il s’éloigne un peu du naturalisme pour aller vers une sorte de mysticisme. Mais si l’on considère que le naturalisme est aussi une manière de montrer que le style est tellement important qu’on peut écrire un livre à partir de rien, alors il en était toujours proche. Ses petits livres, Le Vampire de Ropraz, Un Juif pour l’exemple, reposent sur d’épouvantables faits divers. Mais ils sont secs et vifs, et portés par un souffle de prose, portés par l’évidence du style.»

L’obsession de la mort

«Nous avons, un jour, quitté Lausanne dans sa vieille Simca, en direction de Ropraz. Nous nous sommes retrouvés sur un tertre vide, et il m’a dit: «C’est là que je vais construire ma maison.» C’était surréaliste. Sur cette colline vide, il me dit: «Là sera la porte de mon bureau.» Et il me montre la porte du cimetière. Et j’ai vu la maison se construire tout contre le cimetière. Sa proximité avec la mort n’était pas que géographique. Un de ses premiers livres s’appelait Le Séjour des morts et toute son œuvre est née, je le crois, du suicide de son père. Il a passé sa vie à considérer que les morts étaient sa compagnie quotidienne. Jeune, il allait se coucher sur les tombes. Plus vieux, il se promenait dans les cimetières. C’est ce qui me console un peu, depuis l’annonce de sa mort. Je me dis qu’il est là où il a toujours pensé qu’il devait être.»